Une mort rouge dans la Venise grise

Il y a un an, nous publiions cet article pour honorer la mĂ©moire de Nicolas Roeg, qui vient de nous quitter. Aujourd'hui, Ă  l'occasion de l'anniversaire de sa mort, et suite aux rĂ©cents Ă©vĂ©nements d'actualitĂ© concernant la citĂ© lagunaire, la relecture de ces notes sur la dimension archĂ©typale de "Don't Look Now" peut nous aider Ă  rĂ©flĂ©chir Ă©galement sur la fragilitĂ© humaine dans un monde oĂč la dĂ©sacralisation et la menace constante de perte de sens rĂšgne : un monde qui semble de plus en plus dangereusement, jour aprĂšs jour, sur le point de sombrer.


di Marco Maculotti
version mise à jour de l'article initialement publié sur Le signe avec le titre "La Venise Rouge Choquante de Nicolas Roeg"

 

Les villes du monde capables, à l'échelle de Venise, de transmettre certaines sensations intérieures, alliant macrocosme et microcosme dans une suspension onirique du temps et de la réalité se comptent sur les doigts d'une main. Labyrinthique et Babelique, au destin indélébilement lié à l'action pérenne des courants d'eau qui la traversent, Venise a toujours eu une certaine autorité en tant qu'image de tragédies existentielles et érotiques, de la vie de Giacomo Casanova à Le marchand de Venise shakespearien, jusqu'au plus récent Morte a Venezia par Thomas Mann un Feu par D'Annunzio.

Et il n'est certainement pas surprenant qu'avec l'avĂšnement du cinĂ©ma, la ville ait souvent Ă©tĂ© utilisĂ©e par les cinĂ©astes plus qu'un arriĂšre-plan narratif, mais presque au niveau d'un personnage ajoutĂ© : une sorte de protagoniste sans visage, dont l'influence sur le psychisme des autres acteurs est pourtant trĂšs Ă©vidente. Cela est palpable dans des films locaux tels que Qui l'a vue mourir ? d'Aldo Lado (1972) et Seulement noir d'Antonio Bido (1978), mais encore plus dans un autre film de ces annĂ©es : Ne regarde pas maintenant de Nicolas Roeg (sorti en Italie avec le titre A Venise
 un dĂ©cembre rouge choquant !), un film de 1973 - d'ailleurs sorti en salles avec un autre culte de ces annĂ©es, The Wicker Man par Hardy / Shaffer - inspirĂ© d'une nouvelle de l'Ă©crivain DaphnĂ© Du Maurier, parmi les histoires desquelles la plus connue est sans aucun doute Les oiseaux, Ă  partir duquel le film d'Hitchcock du mĂȘme nom a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©.

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Nicolas RƓg (1928 - 2018)

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Au centre de la narration se trouvent deux Ă©poux anglais, John et Laura Baxter (interprĂ©tĂ©s respectivement par Donald Sutherland et Julie Christie), installĂ©s dans la capitale du lagon quelques mois aprĂšs la mort prĂ©maturĂ©e de leur fille cadette, Christine, tragiquement noyĂ©e dans un flux. La raison du transfert est Ă©galement de nature professionnelle : John est en effet appelĂ© Ă  s'occuper de la restauration de l'Ă©glise de San NiccolĂČ - ainsi que le protagoniste de La maison aux fenĂȘtres riantes di Pupi Avati quelques annĂ©es plus tard -, dans laquelle la prĂ©sence d'Ă©lĂ©ments gothiques inquiĂ©tants tels que des statues de dĂ©mons et gargouilles ils ne feront que le plonger dans l'angoisse la plus absolue.

De son cĂŽtĂ©, Laura, elle aussi tombĂ©e en dĂ©pression Ă  cause du traumatisme, fait la connaissance de deux sƓurs Ă©cossaises nommĂ©es Wendy et Heather ; ce dernier est aveugle mais dotĂ© de pouvoirs mĂ©diumniques, grĂące auxquels Laura espĂšre pouvoir se reconnecter Ă  l'Ăąme de Christine. Mais lorsque le mĂ©dium supplie Laura de prĂ©venir son mari de quitter Venise au plus vite, puisqu'un destin imminent semble planer sur lui, ce dernier ne donne pas de poids aux paroles du mĂ©dium, et choisit de rester dans la Lagune. Au lieu de cela, Laura retournera soudainement en Angleterre, en raison d'un accident survenu Ă  son fils aĂźnĂ©. Pendant ce temps, une sĂ©rie ininterrompue de crimes commence Ă  tacher Venise de sang.

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PrivĂ© de la compagnie de sa femme, John continue sa vie personnelle et imparable descente aux enfers. Le lendemain matin du dĂ©part de Laura, lors d'un voyage en vaporetto, il semble la voir Ă  bord d'une gondole en compagnie des deux sƓurs Ă©cossaises redoutĂ©es : inquiet de l'Ă©tat mental de sa femme et faisant l'hypothĂšse d'un possible kidnapping Ă  son encontre par les deux femmes, John signale la disparition de sa femme Ă  la police, mais le commissaire va dĂ©verser sur lui les soupçons des meurtres qui entachent Venise.

Le rĂȘve et la rĂ©alitĂ© semblent se mĂ©langer sans possibilitĂ© de distinction claire, et un destin funeste semble peser sur lui d'une maniĂšre menaçante : lors d'une opĂ©ration de restauration dans l'Ă©glise il risque de mourir en tombant d'un Ă©chafaudage et, de plus, errant dans les ruelles Ă©troites et les canaux fantomatiques de la ville, il aperçoit plus d'une fois un court personnage, vĂȘtu d'un impermĂ©able rouge, se cachant ou s'Ă©chappant dans les coins : John ne peut Ă©viter de lier les apparitions du personnage mystĂ©rieux au fantĂŽme de sa fille dĂ©cĂ©dĂ©e prĂ©maturĂ©ment.

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Au-delĂ  de la performance impeccable de Donald Sutherland, qui apparaĂźt dans le film comme un individu aliĂ©nĂ© au bord de la dĂ©pression nerveuse, perpĂ©tuellement anxieux et obsĂ©dĂ© par la figure de sa fille dĂ©cĂ©dĂ©e prĂ©maturĂ©ment, le protagoniste absolu de Ne regarde pas maintenant c'est - comme prĂ©vu au dĂ©but de l'article - inĂ©vitablement Venise. La ville lagunaire, avec ses canaux immobiles et fantomatiques, ses brumes et ses miasmes humides, ses murs Ă©caillĂ©s couverts d'affiches dĂ©chirĂ©es et fanĂ©es, ses ruelles Ă©troites et voĂ»tĂ©es est parfait non seulement comme dĂ©cor pour ce thriller parapsychologique, mais aussi comme mĂ©taphore elle-mĂȘme, lieu de l'Ăąme souffrante du couple Baxter, qui doit ĂȘtre crĂ©ditĂ© d'abaisser visuellement le spectateur dans un Ă©tat de suspense oppressant, presque onirique.

D'un point de vue métaphorique, c'est précisément la dépression dans laquelle John se retrouve progressivement en train de sombrer dans un véritable meurtrier : un tueur impalpable qui, une fois introduit dans l'esprit désormais déchiré du protagoniste, l'amÚne à voir partout des fantÎmes, des morts, des prémonitions inquiétantes. . , jusqu'à l'épilogue tragique.

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En revanche, aucun des meurtres n'est montré sur des caméras vidéo : Roeg s'intéresse uniquement et uniquement à mettre en scÚne, à la maniÚre d'un peintre impressionniste, l'état mental du protagoniste, à travers un carrousel d'images nébuleux et sinistre. suggestif, on pourrait presque dire archétypal (les statues et fresques décadentes, les gargouilles, la labyrinthique et lourde Venise, etc.), pour immerger le spectateur dans son flux existentiel débordant, avec tous les détritus qu'il traine derriÚre.

Le nain déformé armé d'un coutelas - rappelant des personnages folkloriques terrifiants tels que le Vieille sorciÚre ou sorciÚres qui remplacent les bébés dans le berceau - devient ainsi une simple image extérieure d'une maladie silencieuse qui, se manifestant dans la psyché de plus en plus abattue du protagoniste, lui apparaßt comme un sourire grotesque et insupportable, presque une dérision à saveur ligotienne.

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Si John, qui personnifie dans l'intrigue du film la condition d'aliĂ©nation post-traumatique de l'homme moderne, est un Ulysse moderne qui erre sans patrie, reconstruisant des mosaĂŻques et raccrochant des tĂȘtes inexistantes Ă  des statues monstrueuses., trop occupĂ© Ă  s'immerger dans la rĂ©alitĂ© extĂ©rieure fictive pour se rendre compte que c'est sa mosaĂŻque personnelle qu'une fois brisĂ©e en mille morceaux par le drame subi, il ne pourra jamais reconstituer et que c'est sa tĂȘte qui ne pourra jamais rĂ©unir Ă  son corps errant entre fantĂŽmes passĂ©s et prĂ©monitions futures - lui-mĂȘme un fantĂŽme.

A la mort du fille (qui est, Ă©sotĂ©riquement, leanima), suit inĂ©vitablement la katabase, tandis que sa femme poursuit dĂ©sespĂ©rĂ©ment les vestiges d'un monde de prophĂštes, de guĂ©risseurs et de devins qui disparaĂźt Ă  grands pas. Selon cette lecture, John peut ĂȘtre vu comme "l'esprit rationnel" et sa femme Laura comme "l'esprit Ă©motionnel". Le traumatisme de la perte de l'Ăąme est un signe avant-coureur de traumatisme pour nous deux, mais John, c'est-Ă -dire l'esprit rationnel, est moins enclin Ă  le montrer Ă  l'extĂ©rieur.

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En ce sens, John peut Ă©galement se faire passer pour l'Ă©chec de l'homme moderne, aprĂšs la rupture qui a eu lieu au cours des derniers siĂšcles avec tous ces liens et connexions avec le surnaturel et l'au-delĂ  qui ont pu en quelque sorte lui donner du rĂ©confort dans des situations extrĂȘmes; la condition dramatique de l'homme "occidental", trompĂ© pour mener en avant (mais vers oĂč, alors ?) une existence qui reste à tout prix dans les voies de «l'Ă©quilibre psychologique» et de la «rationalité», malgrĂ© la prise de conscience insoutenable que un Ă©chec de la senso elle pĂšse constamment sur son existence. En fait, sur le plan collectif, c'est le mĂȘme traumatisme rĂ©sultant de la « dĂ©couverte » de la soi-disant « mort de dieu » nietzschĂ©enne.

doublé entre la restauration de icĂŽnes mortes, auquel il ne croit mĂȘme plus et les sombres prĂ©sages d'un avenir proche, perdu parmi les fantĂŽmes du passĂ© et les menaces qui mortellement penche sur lui, est le prĂ©senter ce qui a finalement Ă©tĂ© perdu. Seuls des aperçus fugaces de la vĂ©ritĂ© lui viennent aux yeux et Ă  l'esprit, de brĂšves illuminations - les apparitions de la figure dans un impermĂ©able rouge, la dĂ©couverte de la poupĂ©e nue au bord d'un canal solitaire, le lien entre le cadavre retrouvĂ© dans une obscuritĂ© opaque et boueuse canal et celui de son propre enfant - les rares et seuls moments oĂč il reconnaĂźt pleinement la tragĂ©die de son Ă©tat et, bien que morbide intriguĂ© par ces signes, essaie en vain et vainement de les effacer de son esprit.

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Cela devient tellement inĂ©vitable qu'Ă  la fin Ă  l'instant oĂč la vĂ©ritĂ© lui est rĂ©vĂ©lĂ©e par visu, sans mĂ©dium, il apparaĂźt nu face Ă  sa tragĂ©die, comme une statue ratatinĂ©e pleine de fissures et immobile dans son cri de dĂ©sespoir.

Dans tout cela, inĂ©vitablement, mĂȘme les scĂšnes de sexe prĂ©sentes dans le film - bien qu'elles soient si passionnĂ©es qu'elles font croire qu'il y a bien eu une relation intime entre Sutherland et Christie au moment du tournage - sont vidĂ©es de leur charge Ă©rotique par une montage intelligent de Roeg qui - anticipant la scĂšne analogue de Eyes Wide Shut, le "chant du cygne" de Stanley Kubrick - les interpose sur les images du moment oĂč les deux, maintenant satisfaits par le faux plaisir d'une Ă©treinte purement physique, s'habillent et quittent l'hĂŽtel pour se replonger dans les mĂąchoires de leur maladie invisible , parfaitement reprĂ©sentĂ© par les brumes et les miasmes Ă©manant des canaux vĂ©nitiens.

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Et c'est ici que l'on peut dĂ©celer un paradoxe intĂ©ressant : le rĂŽle de l'image, si central dans la poĂ©tique cinĂ©matographique de Nicolas Roeg, dans le film en question est en quelque sorte contrebalancĂ©e par le peu d'importance que, d'un point de vue psycho-philosophique, les images ont en soi. En Ne regarde pas maintenant en fait, ils s'Ă©lĂšvent au rĂŽle de simples simulacres, vidĂ©s du sens qu'une rĂ©alitĂ© extĂ©rieure solide - mais peut-ĂȘtre en tout cas trompeuse - aurait pu leur confĂ©rer dans une situation mentale diffĂ©rente de celle, dĂ©sormais totalement aliĂ©nĂ©e, du protagoniste.

En ce sens, la photographie sur laquelle John travaille alors que sa petite fille meurt tragiquement est soudainement tachĂ©e d'une mystĂ©rieuse tache de sang; le portrait photographique de Laura qu'il garde, comme un fĂ©tiche, dans la poche de sa veste gĂźt, Ă  la fin du film, froissĂ©, faisant ainsi apparaĂźtre son sourire dĂ©figurĂ©. De plus, les portraits (au demeurant approximatifs et peu plus qu'Ă©bauchĂ©s) des sƓurs Ă©cossaises, auxquels John voudrait servir de portrait-robot, sont aussitĂŽt mis de cĂŽtĂ© et ignorĂ©s par le commissaire de police ; et encore une fois, les statues sur lesquelles Jean travaille sont sans tĂȘte et sans membres, e le travail que le protagoniste effectue une fois arrivĂ© Ă  Venise ne sert qu'Ă  du fond et surtout da miroir de son histoire psycho-pathologique tourmentĂ©e.

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affiche du film polonais

Pour conclure, il faut souligner l'importance primordiale de la la couleur rouge comme Ă©lĂ©ment de traumatisme et de mort : un Ă©lĂ©ment chromatique qui souligne la transition entre le monde des vivants et celui des morts. Le rouge est l'impermĂ©able que porte la petite Christine (un nom qui rappelle peut-ĂȘtre dĂ©libĂ©rĂ©ment celui du Sauveur qui s'est sacrifiĂ© pour le bien de l'humanitĂ©) lorsqu'elle se noie tragiquement ; le rouge est la tache de sang qui tache mystĂ©rieusement le film photographique pendant le dĂ©veloppement ; la cape rouge du nain terrifie qui finalement, une fois retrouvĂ© face Ă  face avec John, le poignarde Ă  mort.

Le mot "traumatisme" dĂ©rive du grec ancien, dans lequel il avait Ă  la fois le sens d'aujourd'hui et celui de "blessure".: ainsi, tel un serpent qui se mord la queue, le film de Roeg mĂȘle le traumatisme initial et la blessure mortelle qui termine le film en un cercle sans fin, sous le signe rouge du sacrifice.

Comme pour souligner le fait que si laanima de l'humanité, sous les traits de Christine, s'enfuit de ce monde dans le flot des eaux du ruisseau, semblable à la Vierge Astrée dans le métamorphose d'Ovide, ne peut que suivre le traumatisme de la perte de sens et donc de la mort.


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