Hildegarde de Bingen, la Sibylle du Rhin

Dans le déclin d'un monde gouverné uniquement par les hommes, une religieuse intrépide à l'esprit guerrier n'hésite pas à fouetter la conscience des papes et des empereurs. Mystique et prophétesse, théologienne et philosophe, chef et prédicateur, compositrice et médecin, celle d'Hildegarde de Bingen est l'une des voix les plus originales du XIIe siÚcle. Retraçons ensemble les événements aventureux.

di Claudia Stanghellini

Etant donnĂ© la forte mortalitĂ© infantile, celle d'Hildebert de Bermersheim, ministĂ©riel de l'Ă©vĂȘque de Spire, et Mechtilde de Merxheim est une famille assez nombreuse mĂȘme pour l'Ă©poque. Ildegarda, nĂ©e Ă  Bermersheim - RĂ©gion allemande entre le Rhin et la Nahe - dans leĂ©tĂ© de 1098, est le dernier des dix frĂšres, mais contrairement Ă  tous les autres, comme le rapporte son biographe ThĂ©odoric d'Echternach , dĂšs son plus jeune Ăąge, elle manifesta le don prophĂ©tique de visio et est en proie Ă  des maux graves, identifiĂ©s aujourd'hui comme "migraine classique», qui l'accompagnera pour le reste de sa vie . Peut-ĂȘtre poussĂ©s par sa condition particuliĂšre, les parents dĂ©cident bientĂŽt de offre-le Ă  la vie religieuse (oblation), une coutume assez rĂ©pandue dans la sociĂ©tĂ© de l'Ă©poque. Ainsi, vers l'Ăąge de huit ans, Hildegarde est retirĂ©e de sa famille d'origine pour ĂȘtre confiĂ©e aux soins matĂ©riels et spirituels d'une jeune noble, Jutta de Sponheim, qui s'Ă©tait consacrĂ©e Ă  Dieu et avait fait son noviciat Ă  la maison sous la direction spirituelle d'une noble veuve dĂ©vouĂ©e, Uda. Dans les annĂ©es passĂ©es Ă  Sponheim, c'est Jutta qui s'occupe de la formation d'Hildegarde, qui se consacre Ă  l'Ă©tude du latin et des Psaumes, et apprend Ă  jouer du psautier.  

À partir de la Juttae la vie on apprend qu'Ă  la mort de sa mĂšre Sophie, survenue entre 1110 et 1111, Jutta cultive le dĂ©sir de partir en pĂšlerinage. Son frĂšre Meinhard, pourtant profondĂ©ment opposĂ©, parvient Ă  la distraire de ses intentions avec l'aide de l'Ă©vĂȘque de Bamberg, qui la persuade de rejoindre une fondation monastique pour mener une vie selon des idĂ©aux anachorĂštes tels que inclus. Jutta approuve la solution et le 1er novembre 1112, avec Hildegarde maintenant quinze ans, il entre dans le MonastĂšre bĂ©nĂ©dictin de Disibodenberg, suivie peu aprĂšs par la profession solennelle des deux. La renommĂ©e de saintetĂ© de Jutta, enfermĂ©e pour amour des dieux dans une cellule minuscule et testĂ© par des pratiques ascĂ©tiques qui seraient aujourd'hui considĂ©rĂ©es comme extrĂȘmes se rĂ©pandit bientĂŽt dans toute la rĂ©gion, inspirant d'autres jeunes femmes Ă  le suivre. Alors que le monastĂšre fĂ©minin de Disibodenberg commence Ă  se dĂ©velopper, Hildegarde entre fructueusement dans la vie monastique, bien que la maladie la rende souvent si faible qu'elle ne peut mĂȘme pas marcher. Mais il ne faut pas se fier aux apparences : il n'y aura pas de fragilitĂ© physique qui puisse s'interposer entre cette femme et ses objectifs. Au contraire, pour un esprit crĂ©atif comme le vĂŽtre, il deviendra mĂȘme une ressource inespĂ©rĂ©e pour renforcer son autoritĂ© spirituelle et politique dans un monde oĂč la culture et le pouvoir relĂšvent de la seule responsabilitĂ© des hommes. 

Le 22 dĂ©cembre 1136, Jutta s'envole vers le ciel dĂ©jĂ  en odeur de saintetĂ© et Hildegarde prend sa place d'abbesse [6] des religieuses de Disibodenberg. Le choix des sƓurs est unanime. Non seulement elle est la disciple de magistre, Mais il a toutes les caractĂ©ristiques essentielles pour diriger la communautĂ©: concret politique et diplomatie, un caractĂšre dĂ©cisif et rĂ©solu et, last but not least, l'attitude d'un combattant. Mais la mort de Jutta est aussi l'occasion d'une rencontre qui sera d'une importance capitale dans la vie d'Hildegarde. À sa suggestion, l'abbĂ© Kuno dĂ©cide de faire Ă©crire la vie de Jutta et charge la rĂ©daction Volmar, moine « sobre, chaste, sage d'Ăąme et de parole » , qui travaillant cĂŽte Ă  cĂŽte avec l'abbesse dans la rĂ©alisation de l'Ɠuvre, gagnera l'estime et la confiance les plus sincĂšres, au point de devenir la premiĂšre magister et par la suite secrĂ©taire. Volmar sera destinĂ© Ă  devenir l'un des amis les plus proches et les plus proches d'Hildegarde et de partager pleinement la mission prophĂ©tique qui lui sera bientĂŽt confiĂ©e. 


Voir des choses que les autres ne voient pas peut ĂȘtre dangereux Ă  une Ă©poque oĂč l'Église craint une propagation toujours plus large et incontrĂŽlĂ©e des hĂ©rĂ©sies, et oĂč la frontiĂšre entre mysticisme et possession est plutĂŽt floue. Pour cette raison, Hildegarde, qui jusqu'Ă  l'Ăąge de quinze ans parlait naturellement et spontanĂ©ment de ses visions, lorsqu'elle est entrĂ©e Ă  Disibodenberg est soudainement devenue beaucoup plus rĂ©servĂ©e et rĂ©servĂ©e Ă  cet Ă©gard. Hormis Jutta, seuls Volmar et l'abbĂ© en sont conscients. Cependant, comme elle le rĂ©vĂšle elle-mĂȘme dans PrĂ©fatio la Scivias, dans la quarante-troisiĂšme annĂ©e de sa vie, il entend une voix du ciel : « Ô ĂȘtre humain fragile (homo), [...] dire et Ă©crire les choses que vous voyez et entendez ". Mais Ă©tant Hildegarde « timide pour en parler, simple Ă  expliquer et inculte (indocte ) pour Ă©crire Ă  leur sujet "il devra le faire exactement comme il les verra et les entendra. Dans un monde oĂč les femmes n'ont pas accĂšs Ă  une Ă©ducation Ă©gale Ă  celle des hommes, c'est la Sagesse elle-mĂȘme qui l'instruit : 

En l'an 1141 de l'incarnation du Fils de Dieu, JĂ©sus-Christ, alors que j'avais quarante-deux ans et sept mois : la lumiĂšre ardente d'un Ă©clair trĂšs puissant, venant du ciel qui s'Ă©tait ouvert, pĂ©nĂ©tra totalement mon cerveau et enflamma tout mon cƓur et ma poitrine, comme une flamme qui ne brĂ»le pas, mais rĂ©chauffe, comme le soleil rĂ©chauffe ce sur quoi reposent ses rayons. Et soudain, j'Ă©tais devenu sage et j'avais compris comment commenter les livres, c'est-Ă -dire le psautier, l'Ă©vangile et les autres volumes catholiques de l'ancien et du nouveau testament, mĂȘme si je n'Ă©tais pas capable d'expliquer les mots littĂ©ralement ou le l'articulation en syllabes et je ne connaissais ni les cas ni les temps.

MalgrĂ© la puissance de l'appel, "pour l'incertitude douteuse, craignant les jugements malveillants et les commĂ©rages du peuple", Hildegarde refuse d'abord d'Ă©crire, jusqu'Ă  ce qu'elle tombe au lit malade "fouettĂ©e par Dieu". Elle se confie alors Ă  Volmar, qui se rend disponible pour l'aider dans la rĂ©vision formelle du texte. Par lui, un premier fruit de leur travail est portĂ© Ă  la connaissance de l'abbĂ© Kuno, qui aprĂšs une premiĂšre rĂ©ticence, s'Ă©tant assurĂ© de l'orthodoxie du contenu, autorise Hildegarde et Volmar Ă  collaborer en permanence Ă  la rĂ©daction des visions, qu'ils plus tard Ă©galement ĂȘtre prĂ©sentĂ© Ă  Heinrich, archevĂȘque de Meinz. Ce premier groupe d'Ă©crits constitue le principe de Scivias, une Ɠuvre qui inaugure trilogie prophĂ©tique d'Ildegarda et ne fut achevĂ© qu'en 1151, aprĂšs un travail de dix ans.

En raison de son incroyable don, Hildegarde se voit appelée à embaucher le rÎle de prophétesse, malgré les peurs et les angoisses qui en découlent. Un don dont il prend progressivement conscience au fil du temps, au point d'en délimiter un réel phénoménologie à la fois dans les traits les plus autobiographiques de ses textes, et en réponse à ceux qui souhaitent approfondir la nature de ce phénomÚne extraordinaire. La correspondance d'Hildegarde avec Guibert de Gembloux, destiné à devenir, entre autres, son dernier secrétaire aprÚs la mort de Volmar. 

nell 'Ă©pĂźtre 103r, Hildegarde, poussĂ©e par les questions de Guibert, dĂ©crit avec force dĂ©tails ses perceptions extra-sensorielles. Tout d'abord, prĂ©cise-t-il, tout ce qu'il voit et entend n'est pas vu et entendu par les cinq sens externes, mais par l'esprit, tandis que ses yeux restent grands ouverts et elle est parfaitement rĂ©veillĂ©e. En fait, il n'y a pas la moindre suspension des facultĂ©s normales : ses visions n'ont rien Ă  voir avec le rĂȘve, avec la transe ou lal'extase, d'autre part, des phĂ©nomĂšnes communĂ©ment attestĂ©s, Ă  tel point que les contemporains reconnaissent dĂ©jĂ  lararetĂ© exceptionnelle du mode de vision hildegardien, tout Ă  fait concomitant avec la vue physiologique. Hildegarde souligne alors combien son don est inexorablement liĂ© Ă  souffrant de la maladie, ce qui ne lui laisse aucun rĂ©pit depuis son enfance. A travers ses mots, on perçoit fortement le contraste entre la passivitĂ© de son corps fragile, souvent et volontiers alitĂ©, et la lĂ©gĂšretĂ© de son esprit qui grĂące au don de visio il peut s'Ă©lever jusqu'aux hauteurs cĂ©lestes : "Mais j'Ă©tends mes mains vers Dieu, afin qu'il puisse me soulever comme une plume, qui, dĂ©pourvue de toute lourdeur et de toute force, vole dans le vent" . 

Puis il va encore plus loin et dit qu'il voit une lumiĂšre, baptisĂ©e par elle "L'Ombre de la LumiĂšre Vivante" (umbra vives luminis), qui s'Ă©tend sans frontiĂšres sur tout et est plus brillant que les rayons du soleil filtrant Ă  travers les nuages. Sur cette lumiĂšre le Écritures, sermons, vertus et Ɠuvres des hommes. Dans visio tout est immĂ©diatement devinĂ© : « E en mĂȘme temps je vois, j'entends et je comprends, et presque en un instant ce que je comprends, j'apprends " . Les mots qu'Hildegarde voit et entend dans ses visions ne ressemblent pas Ă  ceux du langage humain, mais sont comme des flammes brĂ»lantes et des nuages ​​se dĂ©plaçant dans l'air clair. La forme de cette lumiĂšre, poursuit Hildegarde, ne peut pas plus ĂȘtre saisie qu'on ne peut tenir son regard fixĂ© sur le soleil et pourtant il est toujours prĂ©sent Ă  son espritd'oĂč sa capacitĂ© permanente Ă  interprĂ©ter la rĂ©alitĂ© avec un regard prophĂ©tique. Parfois il arrive, enfin, de voir une autre lumiĂšre dans "l'ombre de la LumiĂšre Vivante", la "LumiĂšre Vivante" (lux vivens), mais son ineffabilitĂ© est telle qu'il est quasiment impossible pour l'entreprise de la dĂ©crire : 

Et dans cette mĂȘme lumiĂšre je vois parfois, rarement, une autre lumiĂšre, que j'appelle "LumiĂšre Vivante", dont je suis sans doute moins capable d'expliquer comment je la vois, que la premiĂšre [l'ombre de la LumiĂšre Vivante]. Et tandis que je te regarde fixement, toute tristesse et toute douleur sont effacĂ©es de ma mĂ©moire, si bien que je n'ai plus les maniĂšres d'une vieille femme, mais d'une fille naĂŻve.

En rĂ©sumĂ©, Hildegarde voit, avec l'Ɠil intĂ©rieur, des images qui se prĂ©sentent comme comprendre e segni. Celles-ci sont alors immĂ©diatement comprises grĂące Ă  un voix spirituelle ce qui explique le sens figural ou allĂ©gorique des images. Dans ses Ɠuvres visionnaires, ce processus, par sa nature uniforme et indivisible, est abstrait en ses deux composantes essentielles, Ă  savoir l'imaginative, objet de l'interprĂ©tation allĂ©gorique, et l'interprĂ©tative, l'allĂ©gorĂšse elle-mĂȘme.


La dĂ©cennie qui va de 1137 Ă  1147 voit l'acceptation progressive d'Hildegarde par le puissant monde masculin environnant, d'abord dans le cadre restreint de Disibodenberg puis au sein de l'archevĂȘchĂ© de Mayence. Cependant, une investiture plus solennelle s'impose pour que sa qualitĂ© prophĂ©tique soit Ă  toutes fins utiles reconnue et Ă  l'abri de toute remise en question. Et ça un moment historique particuliĂšrement dĂ©licat, qui ne voit toujours pas la pleine rĂ©conciliation entre l'Église et l'Empire et dans laquelle les hĂ©rĂ©sies, comme celle des Cathares, continuent de se rĂ©pandre. Il faut donc grande prudence prĂ©senter au monde ecclĂ©siastique toute sorte de nouveautĂ© sur le plan thĂ©ologique. De ce point de vue il Scivias, bien qu'il s'agisse par son contenu d'un recueil de doctrine chrĂ©tienne comparable aux autres Ă©crits de son temps, il montre une originalitĂ© absolue pour le forme prophĂ©tique dans lequel il est conçu et rĂ©digĂ©. En plus de cela, comme le souligne Pereira , se pose Ă©galement la question de la valorisation deunitĂ© psychosomatique humaine qui, bien que contrastant avec les tendances hĂ©rĂ©tiques dualistes soutenues en Occident par les Cathares, aurait pu ĂȘtre mal vue, notamment en milieu monastique, face Ă  la dĂ©finition augustinienne de l'homme comme « une Ăąme rationnelle qui se sert d'un corps terrestre et mortel" . Et puis donne-le Scivias La conviction d'Hildegarde, de nature Ă©thico-politique, que la dĂ©cadence gĂ©nĂ©rale qui afflige entreprises, de plus en plus corrompue et pervertie dans ses mƓurs, est liĂ©e Ă  faiblesse morale qui imprĂšgne l'Église elle-mĂȘme, acceptant souvent et volontiers de se laisser polluer par la logique de pouvoir typique du monde sĂ©culier, alors que "la nourriture vitale des Écritures divines s'est dĂ©jĂ  rĂ©chauffĂ©e" .  

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C'est pour cette raison qu'Hildegarde, entre 1146 et 1147, décida de solliciter préalablement l'approbation de Bernard de Clairvaux, l'une des plus grandes autorités théologiques de l'époque, ainsi qu'un ardent défenseur de l'orthodoxie, qui avait déjà pris une part active aux tentatives de condamnation de penseurs comme Abélard, Guillaume de Conches et Gilbert de Poiters. Ce qui ressort de la lettre d'Hildegarde est une fine intelligence stratégique et politique que, s'appuyant sur la rhétorique de l'humilité et non sans une certaine captatio benevolentiae, n'hésite pas à demander l'autorisation de suivre le chemin emprunté. La réponse de Bernardo, parfois militariste, ne laisse aucun doute : 

AprĂšs tout, ĂȘtes-vous oint par le Seigneur, la Sagesse est en vous et vous instruit sur tout ce que nous pourrions vous enseigner ou vous conseiller ?

Les dĂ©s sont jetĂ©s. Il ne reste qu'un dernier obstacle : le pape EugĂšne III. InformĂ© par l'archevĂȘque de Meinz, Heinrich, il envoie deux lĂ©gats Ă  Disibodenberg pour recueillir une copie des Ă©crits d'Hildegarde. Nous sommes en 1148 et le pontife prĂ©side le synode de TrĂšves lorsqu'on lui donne la version la plus rĂ©cente, et encore incomplĂšte, du Scivias. Eugenio lit l'ouvrage devant toute l'assemblĂ©e, qui dans son ensemble se prononce favorablement. Bernardo di Chiaravalle fait partie des dĂ©putĂ©s favorables. Hildegarde a enfin l'autorisation formelle dont elle a besoin pour continuer son travail d'Ă©criture des visions avec Volmar. 

L'intervention du pape au synode de TrĂšves entĂ©rine donc l'autoritĂ© prophĂ©tique d'Hildegarde, qui doit ĂȘtre prĂ©servĂ©e de toute contestation. Cependant, la pratique ne s'adapte souvent pas Ă  la thĂ©orie, surtout s'il y a de forts intĂ©rĂȘts Ă©conomiques et politiques en jeu. 

Alors quand, peu de temps aprĂšs, devant faire place Ă  une communautĂ© sans cesse grandissante, Hildegarde reçoit l'ordre de fonder un nouveau couvent sur la colline du Ruperstberg - Ă  une trentaine de kilomĂštres de Disibodenberg -, non seulement il ne rencontre pas le soutien de ses frĂšres, mais mĂȘme une opposition acharnĂ©e. L'abbĂ© Kuno ne peut certainement pas tolĂ©rer la suppression de la principale source de prestige et de richesse du monastĂšre, d'autant plus que la rĂ©putation de saintetĂ© d'Hildegarde, "Sibylle du Rhin", s'est rĂ©pandue dans toute la rĂ©gion, attirant un grand nombre de pĂšlerins, chargĂ©s de offrandes. De plus, les jeunes religieuses sous son autoritĂ© sont toutes d'origine aristocratique et avec leurs riches dons ont grandement contribuĂ© au bien-ĂȘtre de Disibodenberg. Mais Hildegarde ne veut pas cĂ©der et tombe dans un Ă©tat de maladie terrible, si puissant qu'il la force Ă  se coucher paralysĂ©e.

Kuno et les autres confrĂšres, Ă©tonnĂ©s de la singularitĂ© de ce phĂ©nomĂšne, doivent baisser les bras devant le fait qu'il s'agit d'un avertissement divin et sont contraints de mettre fin Ă  toute forme d'opposition. GrĂące Ă  leur reddition, Hildegarde peut recouvrer ses forces, mais le chemin qui l'attend pour mener Ă  bien la tĂąche qui lui est confiĂ©e est encore long et tortueux. GrĂące Ă  l'intervention de la puissante marquise Richardis von Stade, il parvient Ă  obtenir l'autorisation de l'archevĂȘque de Mayence - dont relĂšve la juridiction ecclĂ©siastique du Ruperstberg - de procĂ©der Ă  la fondation. Cependant, quand, avec ses vingt religieuses, il se rend sur place pour commencer Ă  prĂ©parer la future colonie, il doit se heurter Ă  l'abandon que ce lieu avait rencontrĂ©. Les perspectives sont si sombres que mĂȘme ses sƓurs commencent Ă  murmurer contre elle, mais Hildegarde ne se laisse pas dĂ©courager et aprĂšs un certain temps, de nombreuses familles riches commencent Ă  faire des dons et choisissent Ruberstberg comme lieu de sĂ©pulture pour leurs proches dĂ©cĂ©dĂ©s.

Enfin, en 1150, le peuplement proprement dit peut avoir lieu. Mais la bataille ne fait que commencer et l'indĂ©pendance financiĂšre et administrative de son monastĂšre encore Ă  conquĂ©rir. Si Hildegarde peut en effet compter sur le soutien de l'archevĂȘque de Mayence, Heinrich, et de son successeur Arnold, qui, d'un commun accord avec les abbĂ©s, d'abord Kuno puis, Ă  sa mort, Helengerus, dĂ©crĂštent l'indĂ©pendance de la fondation et de son possessions de Disibodenberg, il n'en est pas de mĂȘme pour la communautĂ© d'origine, Ă  tel point que l'abbesse est obligĂ©e de revenir pour rĂ©gler l'affaire une fois pour toutes. La cause de la tension est en partie d'ordre Ă©conomique et concerne tous ces biens apportĂ©s en dot par les sƓurs lors de leur entrĂ©e Ă  Disibodenberg. Hildegarde fait preuve de comprĂ©hension et de diplomatie: ils auraient pu les conserver, assortis de l'affectation d'une somme d'argent consĂ©quente, de maniĂšre Ă  Ă©touffer dans l'Ɠuf toute revendication Ă©conomique future, pourvu que la sĂ©paration absolue des possessions rĂ©centes acquises par le Ruperstberg soit assurĂ©e. Il y a cependant un point de l'accord sur lequel Hildegarde ne peut transiger : la dĂ©signation de Volmar comme guide spirituel de la fondation nouvellement formĂ©e. Étant l'un des confrĂšres les plus Ă©rudits et capables, la communautĂ© s'y oppose, suscitant l'indignation d'Hildegarde qui, grĂące Ă  son investiture prophĂ©tique, lance une flĂšche trĂšs lourde sur Disibodenberg, oĂč les moines ne consentent pas au dĂ©part de Volmar : 

Cependant, si jamais vous essayez d'arracher le pasteur de la médecine spirituelle, alors je vous dis que vous seriez semblable aux enfants Bélial parce que vous n'observez pas la justice de Dieu ; et c'est pourquoi la justice de Dieu vous détruira. 

Un tel avertissement ne pouvait ĂȘtre ignorĂ©, et les confrĂšres sont obligĂ©s de cĂ©der. AprĂšs tant d'obstacles, Hildegarde peut enfin assister Ă  l'Ă©panouissement progressif de la nouvelle communautĂ© de religieuses bĂ©nĂ©dictines qu'elle a fondĂ©e. Une quinzaine d'annĂ©es plus tard, en 1165, grĂące Ă  l'extraordinaire renommĂ©e, aux hautes protections obtenues et au soutien de l'archevĂȘque de Mayence, il pourra Ă©galement ouvrir un couvent Ă  Eibingen, prĂšs de RĂŒdesheim, sur les ruines d'une fondation augustinienne dĂ©truite par l'empereur FrĂ©dĂ©ric Barberousse, destinĂ©e Ă  l'accueil de religieuses de basse extraction sociale. Les deux communautĂ©s sƓurs, situĂ©es sur les rives opposĂ©es de la riviĂšre Nahe, entretiendront toujours une relation Ă©troite. 


Une victoire, cependant, n'en suit pas toujours une autre. Hildegarde, lors de sa profession solennelle, a sciemment renoncĂ© Ă  toute affection terrestre, le rĂ©itĂšre Ă  plusieurs reprises tant dans les notes autobiographiques qui parsĂšment ses Ă©crits que dans les Carmina. Mais il y a deux personnes dans sa vie avec lesquelles il ne pourrait jamais rompre : Volmar - et vous avez vu quelle a Ă©tĂ© sa rĂ©action Ă  l'idĂ©e qu'il ne pouvait pas dĂ©mĂ©nager Ă  Ruperstberg - et Richardis de Stade, sƓur et disciple qu'elle considĂšre comme sa fille. Si le nom de famille vous semble familier, c'est parce que sa mĂšre est la puissante marquise qui, avec son influence et son pouvoir Ă©conomique, a massivement aidĂ© Ă  soutenir la nouvelle fondation et qui souhaite maintenant Ă  Richardis une meilleure position. Pas mĂȘme un an ne s'est Ă©coulĂ© depuis que Richardis a pris ses fonctions Ă  Ruperstberg dĂ©cide d'accepter la nomination comme abbesse du monastĂšre de Bassum. 

Nous connaissons maintenant suffisamment Hildegarde pour imaginer quelle aurait pu ĂȘtre sa rĂ©action. DĂšs le bouleversement initial, agit rapidement. Il fait d'abord appel Ă  la marquise von Stade, bien consciente que c'est elle, mue par une logique d'une nature peu spirituelle, l'esprit Ă  l'origine de ces machinations. N'ayant pas rĂ©ussi Ă  la convaincre, elle refuse catĂ©goriquement de laisser partir Richardis, au point que l'archevĂȘque de Meinz doit intervenir. Hildegarde oppose donc, sous une forme prophĂ©tique, l'autoritĂ© humaine de son supĂ©rieur Ă  l'autoritĂ© divine, et va jusqu'Ă  accuser l'archevĂȘque, pas trop secrĂštement, d'ĂȘtre une simonie ; ses ordres auraient donc Ă©tĂ© ignorĂ©s : 

O bergers, plaignez-vous et pleurez en ce temps, parce que vous ne savez pas ce que vous faites lorsque vous dispersez les devoirs constituĂ©s en Dieu dans les richesses, dans l'argent et dans l'insensĂ© des hommes corrompus, qui n'ont aucune crainte de Dieu. c'est pourquoi vos paroles trompeuses, menaçantes et maudites ne doivent pas ĂȘtre entendues. 

Bien qu'il y ait suffisamment d'Ă©lĂ©ments pour considĂ©rer l'Ă©lection comme irrĂ©guliĂšre, il faut aussi dire que toutes les visĂ©es politiques de la famille von Stade et la faveur des hiĂ©rarchies ecclĂ©siastiques n'auraient pas suffi si Richardis avait dĂ©cidĂ© d'opposer un ferme refus face Ă  des opportunitĂ©s de carriĂšre qui lui ont Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©es, mais ce n'Ă©tait pas le cas. Quelles ont Ă©tĂ© les raisons qui l'ont amenĂ©e Ă  accepter le poste, que ce soit les dures conditions de la premiĂšre annĂ©e de vie Ă  Ruperstberg, les pressions de sa famille d'origine ou son ambition personnelle, nous ne le saurons jamais avec certitude. Ce que nous savons, c'est qu'Hildegarde, malgrĂ© la perplexitĂ© et la douleur profonde d'une mĂšre trahie, continue de ne pas abandonner et aprĂšs le transfert de la jeune fille, il Ă©crit Ă©galement Ă  Hartwig, le frĂšre de Richardis, qui, en tant qu'archevĂȘque du diocĂšse de Bassum, aurait eu le pouvoir d'invalider l'Ă©lection, mais ses appels sincĂšres tombent dans l'oreille d'un sourd. Tout ce qui reste est le pape et Hildegarde, ne voulant rien nĂ©gliger, essaie. Sa lettre a Ă©tĂ© perdue, mais pas la rĂ©ponse d'EugĂšne, qui Ă©lude solennellement sa pĂ©tition : la question, dĂ©clare-t-il, a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© dĂ©lĂ©guĂ©e Ă  l'archevĂȘque de Mayence - le mĂȘme Heinrich qu'Hildegarde avait accusĂ© de simonie - qui aurait fait en sorte que la RĂšgle Ă©tait strictement observĂ©e au monastĂšre de Bassum et que, dans le cas contraire, Richardis serait renvoyĂ© sans dĂ©lai au Ruperstberg. Il ne reste plus qu'Ă  se rĂ©signer aux Ă©vĂ©nements. 

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Le mĂ©diĂ©viste et interprĂšte ildegardien Peter Dronke note comment Ă  certaines occasions il est possible de percevoir de la part d'Hildegarde un certain abus de son rĂŽle prophĂ©tique, qui n'aurait pas Ă©chappĂ© mĂȘme au pape EugĂšne, qui, dans le corps central de la lettre prĂ©citĂ©e, l'avertit de le pĂ©chĂ© d'orgueil et de prĂ©somption. Dronke prĂ©cise : « Elle n'en est pas moins certaine de connaĂźtre la volontĂ© de Dieu : faire la volontĂ© de Dieu et faire la sienne sont considĂ©rĂ©s comme des choses identiques » . Si, cependant, nous nous fions au propre tĂ©moignage d'Hildegarde, selon lequel : « Mon Ăąme, cependant, Ă  aucun moment n'est privĂ©e de cette lumiĂšre, appelĂ©e l'ombre de la lumiĂšre vivante, que je vois comme si je voyais Ă  travers un nuage lumineux le firmament sans Ă©toiles; Et dans cette mĂȘme lumiĂšre je vois les choses dont je parle souvent et Ă  ceux qui m'interrogent je donne des rĂ©ponses selon la splendeur de la lumiĂšre vivante» , toutes les accusations de mĂ©galomanie Ă  son encontre sont abandonnĂ©es. Au-delĂ  de toute spĂ©culation possible sur les intentions, il est Ă©vident que celle contre Richardis est une attachement maternel assez forte pour la pousser Ă  lutter avec tous les outils Ă  sa disposition pour empĂȘcher sa fille spirituelle bien-aimĂ©e de tomber dans l'erreur. Et pourtant, comme toutes les mĂšres, Ă  la fin Hildegarde aussi ne peut rien faire d'autre s'abandonner Ă  l'inĂ©vitable, c'est-Ă -dire le fait que Richardis devrait ĂȘtre libre de prendre ses propres dĂ©cisions, mĂȘme si elles sont erronĂ©es. C'est avec cette conscience que le mystique, en 1152, Ă©crit Ă  l'abbesse Richardis en quĂȘte de rĂ©conciliation : 

Ma fille, Ă©coute-moi, ta mĂšre en esprit, pendant que je te dis : Ma douleur augmente. La douleur tue la grande confiance, le grand rĂ©confort que j'ai trouvĂ© dans un ĂȘtre humain [...] Maintenant je le rĂ©pĂšte : HĂ©las, mĂšre, hĂ©las, ma fille ! Pourquoi m'as-tu abandonnĂ© comme un orphelin ? J'ai aimĂ© la noblesse de ton comportement, ta sagesse et ta chastetĂ©, ton Ăąme, toute ta vie, Ă  tel point que beaucoup ont dit : qu'est-ce que tu fais ? Maintenant, que tous ceux qui ressentent une douleur comme la mienne pleurent avec moi, tous ceux qui, pour l'amour de Dieu, n'ont jamais ressenti dans leur cƓur et dans leur Ăąme un amour profond pour un ĂȘtre humain comme moi, pour vous, pour une personne dĂ©chirĂ©e d'eux en un instant, comme tu m'as Ă©tĂ© arrachĂ©. Mais que l'ange de Dieu vous prĂ©cĂšde, que le fils de Dieu vous protĂšge, que sa mĂšre vous dĂ©fende. Souviens-toi de ta pauvre mĂšre Hildegarde, puisse ton bonheur ne pas manquer.

Richardis est dĂ©cĂ©dĂ© le 29 octobre 1152, environ un an aprĂšs son dĂ©part du Ruperstberg. C'est Hartwig qui donne la nouvelle Ă  Hildegarde dans une touchante lettre, qui rĂ©vĂšle, entre les lignes, l'amĂšre conscience a posteriori d'avoir commis une erreur - une erreur que Hartwig s'attribue, avant mĂȘme sa sƓur - en ayant enlevĂ© Richardis de Rupsterberg. A l'heure oĂč chaque Ă©vĂ©nement marque sa marque, il est aisĂ© d'imaginer que la mort prĂ©maturĂ©e de l'abbesse de Bassum ne laisse pas indiffĂ©rents ceux qui ont oeuvrĂ© pour contrer les sĂ©vĂšres mises en garde d'Hildegarde. Selon les mots de Hartwig, il semble Ă©galement que Richardis avait regrettĂ© sa dĂ©cision et que, si la mort ne l'avait pas empĂȘchĂ©e, elle serait retournĂ©e Ă  Ruperstberg dĂšs que l'autorisation aurait Ă©tĂ© accordĂ©e. L'archevĂȘque de BrĂȘme conclut sa lettre par de chaleureux remerciements, preuve qu'il a enfin compris que l'obstination apparente d'Hildegarde n'Ă©tait rien d'autre que la dĂ©monstration claire d'un dĂ©vouement total Ă  sa fille bien-aimĂ©e en esprit. La rĂ©ponse d'Hildegarde Ă  Hartwig sanctionnera dĂ©finitivement la rĂ©conciliation entre les deux concernant l'affaire troublĂ©e. La mort de Richardis, en revanche, est lue Ă  la lumiĂšre de la foi en la Providence, qui l'a arrachĂ©e aux griffes du monde, amateurs ennemis, pour la livrer aux bras aimants du Christ.


Dans les annĂ©es suivantes, grĂące au loyer Ă©changes de correspondance L'Ɠuvre apostolique d'Hildegarde commence progressivement Ă  se tourner aussi vers le monde extĂ©rieur Ă  claustre. Dans ses interventions, le souci constant de la politique impĂ©riale et du pouvoir sĂ©culier est Ă©vident - rappelez-vous la crise schismatique, qui a eu lieu entre 1159 et 1177, qui voit l'opposition entre Papes et antipapes, Ă©lus par l'empereur -, mais surtout de l'Église, traversĂ© par des impulsions diffĂ©rentes et contrastĂ©es, comme le paupĂ©risme de certains mouvements spirituels, la diffusion de concepts hĂ©rĂ©tiques comme celui des cathares, la prophĂ©tie et la formulation de doctrines thĂ©ocratiques. Parmi ses correspondants les plus illustres, outre Bernard de Clairvaux, on compte quatre papes, les deux empereurs Conrad III e Federico Barberousse, Henri II d'Angleterre et aussi ElĂ©onore d'Aquitaine. Mais la maturation progressive de la figure publique et prophĂ©tique d'Hildegarde ne se limite pas Ă  l'Ă©crit. 

A partir de 1158 - alors que l'abbesse avait dĂ©jĂ  la soixantaine - commence Ă  prĂȘcher dans diffĂ©rentes rĂ©gions d'Allemagne. C'est incroyable si l'on considĂšre qu'Ă  l'Ă©poque tous les voyages ne pouvaient se faire par voie fluviale, mais certains nĂ©cessairement par voie terrestre, et l'Ă©ventail de ses dĂ©placements est assez large : entre 1158 et 1161, il se rendit dans diverses communautĂ©s des rle long de la Moins; une seconde campagne de prĂ©dication a lieu en 1160 entre RhĂ©nanie et la Lotharingie; un tiers dans la rĂ©gion de Reno entre 1161 et 1163 et enfin un quatriĂšme en Souabe, entre 1170 et 1171. Il faut noter qu'Hildegarde adresse des sermons non seulement aux moines dans leurs abbayes, mais aussi aux Ă©vĂȘques et au clergĂ© lors de leurs synodes et aux laĂŻcs dans les villes, oĂč les prĂ©dication publique, dans la pratique courante, il est interdit aux femmes, car c'est l'apanage des prĂȘtres. L'exception, dans son cas particulier, est rendue possible par l'attestation formelle de son don prophĂ©tique, qui la place dans une position tout Ă  fait extraordinaire par rapport aux dispositions canoniques. Les contacts avec les communautĂ©s et, en leur sein, avec les individus, sont souvent l'occasion d'Ă©changes ultĂ©rieurs de lettres, grĂące auxquels les liens Ă©tablis ont l'opportunitĂ© de se consolider. Hildegarde devient ainsi pour beaucoup un vrai point de rĂ©fĂ©rence: en tant que prophĂšte, en tant que magistre et pour la rĂ©solution des controverses thĂ©ologiques. C'est parce que l'Ă©lection divine indubitable s'ajoute Ă  une profonde capacitĂ© de comprĂ©hension, acquise Ă  partir de l'expĂ©rience de leadership de sa communautĂ©, qui lui permet de conseiller au mieux ceux qui se tournent vers elle pour obtenir de l'aide ou des conseils spirituels. Elle est Ă©galement connue pour son connaissance approfondie des herbes et des remĂšdes traditionnels, nĂ©cessitĂ©e, d'ailleurs, par le rĂŽle mĂȘme d'abbesse : les monastĂšres bĂ©nĂ©dictins ne se prĂ©occupent en effet pas seulement des soins de leurs propres moines, mais rĂ©pondent aussi aux besoins mĂ©dicaux des populations environnantes. Ildegarda puis, aux connaissances acquises sur le terrain, combine une activitĂ© de rĂ©flexion que pour le moment on peut dire "scientifique". Le rĂ©sultat est rĂ©sumĂ© dans Liber subtilitatum diversirum naturarum creaturerum, A 'encyclopĂ©die mĂ©dico-naturaliste qui, dans la tradition manuscrite, se divise en deux traitĂ©s distincts : le Physica, qui passe en revue analytiquement le monde vĂ©gĂ©tal, animal et minĂ©ral, et Causae et curae, dans lequel il aborde des sujets de cosmologie et de cosmographie pour arriver aux causes de certaines maladies et prĂ©senter leurs thĂ©rapies respectives. 

Il arrive donc souvent qu'on l'interroge sur ses compĂ©tences de guĂ©risseuse (vĂ©tule). L'un des cas qui a le plus marquĂ© l'imaginaire des contemporains, compte tenu de la prĂ©sence rĂ©currente dans les sources, est celui de Taille, une jeune femme du Bas-Rhin possĂ©dĂ©e par un dĂ©mon. AprĂšs sept ans d'errance, cette femme arrive au monastĂšre de Brauweiler, oĂč elle espĂšre ĂȘtre libĂ©rĂ©e par l'intercession de saint Nicolas. Cependant, le dĂ©mon qui s'est liĂ© avec elle, interrogĂ©, dĂ©clare qu'il ne partirait pas Ă  moins que cela ne lui soit imposĂ© par un certain vĂ©tule du Rhin, dit avec dĂ©rision, Scrumpilgardis. Ainsi, en 1169, l'abbĂ© Ă©crivit Ă  Hildegarde lui expliquant la situation et joignant la demande que ce soit elle qui pratique leexorcisme. L'abbesse rhĂ©nane nous raconte qu'elle est d'abord forcĂ©e de refuser en raison de sa mauvaise santĂ©, mais qu'elle change ensuite d'avis et accepte de guĂ©rir la jeune fille en Ă©crivant pour elle une mise en scĂšne complexe qui aurait le pouvoir de chasser le dĂ©mon. Ses instructions sont suivies fidĂšlement, mais les effets de l'exorcisme ne sont que temporaires et l'abbĂ©, Ă  ce stade, intercĂšde auprĂšs d'Hildegarde pour recevoir personnellement Sigewize dans son monastĂšre. Bien que l'abbesse et les religieuses soient terrifiĂ©es par cette perspective, elles acceptent et aprĂšs des semaines de priĂšres communes et de pratiques ascĂ©tiques partagĂ©es aboutissent Ă  la convalescence progressive - et finalement dĂ©finitive - de Sigewize. 

Dans ces mĂȘmes annĂ©es, en plus de s'occuper de l'administration ordinaire de sa fondation, de cultiver des relations de nature politique et spirituelle avec le monde extĂ©rieur et d'entreprendre ces nombreux voyages de prĂ©dication que nous avons eu l'occasion de mentionner, Hildegarde intensifie Ă©galement sa production Ă©crite . Dans la pĂ©riode de 1151 Ă  1158 en plus de Liber subtilitĂ© compose l»Ordo virtutum, la premiĂšre reprĂ©sentation sacrĂ©e du Moyen Âge, un "drame musical" dans lequel la victoire de l'Ăąme sur le diable avec l'aide des vertus est mise en scĂšne avec des figures allĂ©goriques. Mais le corpus la musique d'Hildegarde ne s'arrĂȘte pas lĂ  et comprend Ă©galement soixante-dix-sept chansons, rassemblĂ©es selon l'indication de l'auteur dans le Symphonia harmonie caelestium revereum, oĂč l'ĂȘtre humain, Ă  travers son Ăąme, expĂ©rimente en lui-mĂȘme la symphonie sacrĂ©e des crĂ©atures et des rĂ©alitĂ©s rĂ©vĂ©lĂ©es. Aussi dans cette pĂ©riode remonte Ă  Langue inconnue, un vĂ©ritable langage artificiel composĂ© de 1013 mots, dessinĂ©s dans un alphabet inventĂ©, rapportĂ© dans le texte Lettre inconnue. 

A partir de 1158, ses Ă©nergies se consacrent plutĂŽt Ă  l'achĂšvement de la trilogie prophĂ©tique, inaugurĂ©e prĂšs de vingt ans plus tĂŽt par le Scivias, avec la rĂ©daction des deux textes fondamentaux de Liber vitae meritorum et Liber divinorum operum, le point culminant de sa production thĂ©ologique, qui rassemble dans un plan complexe mais unitaire toutes les connaissances et l'expĂ©rience de l'abbesse rhĂ©nane, qui a maintenant mĂ»ri, avec l'arrivĂ©e de l'Ăąge avancĂ©, un degrĂ© extrĂȘme de conscience prophĂ©tique. En 1173, avant la fin de l'opĂ©rasie, mourut Volmar, qui partagea fidĂšlement avec elle le fardeau de la mission prophĂ©tique pendant trente-sept longues annĂ©es. MalgrĂ© la douleur d'une perte insurmontable, Hildegarde doit terminer son dernier effort et pour ce faire, elle peut compter sur l'aide de Ludwig, abbĂ© de Sant'Eucario di Trier, et de son neveu Wezelin, prĂ©vĂŽt de Saint-AndrĂ© Ă  Cologne. Plus tard, de Disibodenberg, ils envoient un moine, Gottfried, qui en devient le nouveau secrĂ©taire. Ce dernier, entre autres, rĂ©cupĂšre le matĂ©riel biographique qui avait Ă©tĂ© recueilli les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes par Volmar, y compris certains passages dictĂ©s par l'abbesse elle-mĂȘme, et rĂ©dige un libelle, qui coĂŻncide avec les sept chapitres de la premiĂšre partie du Vie Hildegarde. Gottfried, cependant, mourut en 1176, trop tĂŽt pour achever son Ɠuvre. DestinĂ© Ă  devenir hĂ©ritier de ce poste, aprĂšs le dĂ©cĂšs prĂ©maturĂ© des deux autres successeurs dĂ©signĂ©s, il est moine de l'abbaye de Villers, Guibert de Gembloux, qui entre 1175 et 1177 Ă©tablit une correspondance Ă©troite avec Hildegarde qui le conduira bientĂŽt au Ruperstberg, oĂč il deviendra son dernier secrĂ©taire et partagera avec elle le peu de temps qu'il lui restera Ă  vivre. Ici au fil des annĂ©es recueillera et rassemblera autant de matĂ©riel biographique que possible, avec l'idĂ©e d'achever la rĂ©daction du Vita, un but qu'il ne pourra jamais rĂ©aliser. Pour conclure le travail sera le susmentionnĂ© ThĂ©odoric, magister Ă©rudit Ă  Echternach, qui entreprendra les travaux sur commande des abbĂ©s Ludwig d'Echternach et Gottfried de Sant'Eucario, amis d'Hildegarde, bien qu'ils n'aient jamais rencontrĂ© l'abbesse rhĂ©nane en personne. 

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En 1178, Hildegarde, aujourd'hui ĂągĂ©e de quatre-vingts ans, un an avant de mourir, dut affronter un dernier combat acharnĂ©, ce qui pourrait entraĂźner la destruction tragique de sa communautĂ©. L'abbesse, lisons-nous dans Vita , a en effet consenti Ă  l'inhumation en terre consacrĂ©e d'un "Un certain riche philosophe" qui de mĂ©crĂ©ant avait finalement changĂ© d'avis et Ă©tait devenu l'un des plus fervents partisans de la communautĂ© bĂ©nĂ©dictine dirigĂ©e par Hildegarde. Toutefois les prĂ©lats de Mayence, ne croyant pas Ă  sa conversion et sachant qu'il Ă©tait excommuniĂ©, ils ordonnĂšrent au nom de leur archevĂȘque Ă  Hildegarde de dĂ©terrer immĂ©diatement le corps de l'homme et de le jeter en terre dĂ©sacralisĂ©e. En cas de refus, la sanction serait la excommunication de toute la communautĂ© des moniales, avec pour consĂ©quence l'empĂȘchement de participer Ă  l'Eucharistie et de chanter l'Office divin. Mais Hildegarde avec un acte que nous pourrions dĂ©finir aujourd'hui comme dĂ©sobĂ©issance civile, dĂ©cide de dĂ©fier l'interdit : avec les siens baculus - le bĂąton emblĂšme de son autoritĂ© d'abbesse - trace le signe de la croix sur la tombe et il Ă©limine tout indice pouvant conduire Ă  son identification, afin qu'il ne puisse ĂȘtre profanĂ©. 

Dans ce rĂ©cit, les Ă©chos de l'affrontement entre Antigone et CrĂ©on, entre les Pietas et la loi. Une fois de plus, comme cela s'Ă©tait dĂ©jĂ  produit avec la fondation de Ruperstberg et la nomination de Richardis comme abbesse de Bassum, Hildegarde ne se montre pas disposĂ©e Ă  respecter l'autoritĂ© humaine, lĂ  oĂč elle est en contraste manifeste avec la volontĂ© de Dieu et sa propre conscience. Mais en mĂȘme temps, faisant preuve d'humilitĂ© et d'obĂ©issance, elle accepte d'assumer toutes les responsabilitĂ©s que comporte son acte de rĂ©bellion et ainsi, mĂȘme avec une grande douleur, s'abstient elle-mĂȘme et ses sƓurs de participer Ă  l'Eucharistie et d'en chanter les louanges. Divin. 

Dans une vision, cependant, comme elle le raconte elle-mĂȘme, elle apprend que ce n'est pas bon pour sa communautĂ© et qu'elle aurait dĂ» faire appel Ă  l'autoritĂ© de ses supĂ©rieurs, les prĂ©lats de Mayence, pour retirer leur interdit comme injustifiĂ©. D'oĂč la longue et intense lettre qui leur est adressĂ©e, cĂ©lĂšbre pour la conception philosophique et thĂ©ologique particuliĂšre de la musique qui y est exposĂ©e. Celui de chanter, pour Hildegarde, est un art sacrĂ© et puissant, capable de restaurer l'harmonie originelle de la patrie cĂ©leste, perdue aprĂšs la Chute. C'est pourquoi le diable le hait et cherche par tous les moyens Ă  dĂ©truire l'enseignement et la beautĂ© des louanges divines, agissant parfois mĂȘme au sein de l'Église. Hildegarde avertit donc les prĂ©lats, avec un ton fort et dĂ©cisif et des paroles qui laissent peu de place Ă  l'interprĂ©tation, Ă  une grande attention et prudence lorsqu'il s'agit de prendre des dĂ©cisions qui fermaient la bouche des chƓurs qui chantent les louanges Ă  Dieu. :  

C'est pourquoi ceux qui dĂ©tiennent les clefs du ciel [les prĂȘtres], veillez bien Ă  ne pas ouvrir ce qui doit rester fermĂ© et fermer ce qui doit rester ouvert, car ceux qui gouvernent sur ces choses seront sĂ©vĂšrement jugĂ©s si, comme l'ApĂŽtre, ne faites-le avec inquiĂ©tude. 

L'avertissement d'Hildegarde est une lame qui tombe sans relĂąche sur le cou des prĂ©lats de Mayence. Cette lettre, ainsi que l'intervention de l'archevĂȘque de Cologne qui a recueilli les tĂ©moignages de ceux qui avaient Ă©tĂ© tĂ©moins du repentir des excommuniĂ©s, sont dignes de faire tomber l'interdit.

Hildegarde mourut quelques mois plus tard, le 17 septembre 1179. Au crĂ©puscule de ce dimanche soir, les sƓurs tĂ©moignent avoir Ă©tĂ© tĂ©moins de l'apparition dans le ciel de deux arcs-en-ciel trĂšs brillants, qui se sont Ă©tendus pour couvrir toute la terre, l'un du nord au sud, l'autre d'est en ouest. Du point le plus Ă©levĂ©, oĂč les deux arcs se rejoignent, une lumiĂšre claire Ă©clate, d'oĂč jaillit une croix brillante, qui s'agrandit progressivement et est entourĂ©e d'innombrables cercles de couleurs diffĂ©rentes, sur lesquels se dĂ©tachent de nombreuses petites croix lumineuses, une pour chaque cercle et tous plus petits que le premier. RĂ©partis dans tout le firmament, ils coulent en plus grand nombre vers l'Est et descendent vers le sol, illuminant tout le col du Ruperstberg.


Remarque:

[1] Voir Theodoricus Epternacenses, Vita S. Hildegardis Virginis dans M. Klaes (édité par), Vita Sanctae Hildegarde, CCCM, 126, Editions Brepols, Turnhout 1993, p. 1-71. 

[2] C'est une maladie qui se manifeste par une phase "aura" dans laquelle des hallucinations visuelles peuvent Ă©galement survenir et qui selon le neurologue Oliver Sacks peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©es ensemble comme une structure dont les formes sont implicites dans le rĂ©pertoire du systĂšme nerveux, et une stratĂ©gie qui pourrait ĂȘtre utilisĂ©e Ă  des fins Ă©motionnelles ou mĂȘme biologiques (voir O. Sacks, Visions d'Hildegarde in L'homme qui a pris sa femme pour un chapeau, Adelphi, Milan 1986, p. 222-226). 

[3] On a longtemps cru que l'oblation d'Hildegarde coïncidait avec son entrée au monastÚre de Disibodenberg. Cependant, cette thÚse a été remise en question à la lumiÚre d'un réexamen systématique des sources biographiques. Voir : A. Silvas, Jutta & Hildegard : les sources biographiques, Editions Brepols, Turnhout 1998.

[4] Cf. Vita domnae Juttae inclus, tr. ing. Ă©ditĂ© par A. Silvas dans A. Silvas, Jutta & Hildegard: The Biographical Sources, cit., pp. 65-88. À partir de maintenant Juttae la vie.

[5] En plus des jeûnes intenses et prolongés, auxquels s'ajoutait l'abstinence permanente de viande, Jutta portait un sac jour et nuit et à sa mort on découvrit qu'elle portait aussi une lourde chaßne de fer qui avait creusé trois rainures profondes dans sa chair. Jutta se réservait ces pratiques et ne les étendait pas à ses élÚves, à qui elle se bornait à donner un exemple. Voir Juttae la vie, IV-VI ; VIII cit., p. 70 ; 72-74 ; 80. 

[6] Ce qui était à l'origine la prison de Jutta, avec sa mort est devenu officiellement une fondation monastique féminine, qui a cependant continué à dépendre techniquement de l'abbé de Disibodenberg. Hildegarde, donc, d'un point de vue formel, dans les années de Disibodenberg n'a jamais été abbesse au sens strict, bien qu'elle en ait pratiquement les prérogatives. Dans de nombreux documents, le titre qui lui est attribué est celui de magistre.

[7] Guibert de Gembloux, Guiberti Gemlacensis Épistoles, Ă©ditĂ© par A. Derolez, CCCM, 66A, Editions Brepols, Turnhout 1998-1989, vol. 2, Ă©p. 38, p. 377. Ma traduction.

[8] L'Ă©ducation d'Hildegarde est un problĂšme historiographique qui reste l'objet de vives discussions Ă  ce jour. En fait, Ă  partir de sources biographiques, on sait avec certitude qu'il a reçu une Ă©ducation rudimentaire de son magistre Jutta, qui comprenait l'apprentissage du latin et des psaumes. Plusieurs interprĂštes, cependant, dont Dronke, estiment que ses compĂ©tences en culture et en grammaire, bien qu'elles ne soient pas formellement acquises Ă  l'Ă©cole, se sont constamment enrichies tout au long de sa vie, ainsi que ses sources qui comprendraient, outre Écritures, ainsi que les textes des PĂšres de l'Église et des classiques latins tels que le De natura deorum de CicĂ©ron, le Pharsalia de Lucano, le Questions naturelles de CicĂ©ron et le mĂ©tamorphose par Ovide (voir P. Dronke, problĂšme hildegardien, "Mitellateinisches Jahrbuch", 16, (1981), p. 107-114). L'insistance avec laquelle Hildegarde persistera Ă  se dĂ©finir indocte ce serait donc dĂ» Ă  la nĂ©cessitĂ© de garder un profil bas et humble, indispensable pour dissiper tout doute sur l'authenticitĂ© de ses visions. 

[9] Hildegarde de Bingen, Sanctae Hildegardis Scivias sive visionum ac rĂ©vĂ©lationum libri tres, PrĂ©fatio in Patrologie latine, vol. 197, coll. 1065-1082A. À partir de maintenant Scivias. Traduction de M. Pereira en Hildegarde de Bingen. MaĂźtresse de sagesse en son temps et aujourd'hui, Gabrielli Editori, VĂ©rone 2017, p 36.

[10] Hildegarde de Bingen, Hildegardis Bingensis Épistolarium, Ă©ditĂ© par L. van Acker - M. Klaes, CCCM, 91-91B, Brepols Publishers, Turnhout 1999-2001, vol. 2, Ă©p. 103r, p. 260 ; pp. 258-265. À partir de maintenant Épistolarium. Ma traduction.

 Ibi, ép. 103r, p. 262. Ma traduction.

 Ibi, p. 262. Ma traduction. 

[13] Voir M. Pereira, Hildegarde de Bingen. Maßtresse de sagesse en son temps et aujourd'hui, cit., p. 62 s. 

[14] Augustin, De moribus ecclesiae, Cap. XXVII, col. 1132 en Patrologie latine, vol. 32, coll. 1309-1378. Ma traduction.

[15] Hildegarde de Bingen, Scivias, cit., III, 11, coll. 0714C-0714D. Ma traduction.

[16] Hildegarde de Bingen, Épistolarium, cit., vol. 1, Ă©p. 1r, p. 6 s. Ma traduction.

[17] Hildegarde de Bingen, Sanctae Hildegardis Explanatio symboli Sancti Athanasii ad congregationem sororum suarum, Coll. 1065C-1066B dans Patrologie latine, vol. 197, coll. 1065-1082A. Ma traduction.

[18] Hildegarde de Bingen, Épistolarium, vol. 1, Ă©p. 18r, p. 54. Ma traduction. 

[19] P. Dronke, Femmes et culture au Moyen Age. Écrivains mĂ©diĂ©vaux du IIe au XIVe siĂšcle, Ă©ditĂ© par P. Cesaretti, Il Saggiatore, Milan 1986, p. 208.

[20] Hildegarde de Bingen, Épistolarium, cit., vol. 2, Ă©p. 103r, p. 262. 

 ibid. Traduit par P. Dronke en Femmes et culture au Moyen Age. Écrivains mĂ©diĂ©vaux du IIe au XIVe siĂšcle, cit., p. 208 art. 

[22] Théodoric d'Echternach, Vie Hildegarde, II, 12, cit., P. 37.  

[23] Cf. Ibi, P 65. 

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