Le sacrifice d'Isaac dans l'iconographie juive (partie II)

A commencer par la reprĂ©sentation de GenĂšse XXII logĂ© dans la synagogue Beth Alpha, nous analyserons comment le Livre des JubilĂ©s a sanctionnĂ© une correspondance entre les passages bibliques du Sacrifice d'Isaac et la LibĂ©ration d'Egypte. De plus, dans la figure d'Isaac, qui apparaĂźt ici sous la forme d'un enfant impuissant et apeurĂ©, nous pourrons observer le dĂ©calage interprĂ©tatif entre la mosaĂŻque et la tradition exĂ©gĂ©tique. Dans de nombreux textes, en effet, c'est le patriarche lui-mĂȘme, devenu adulte et conscient, qui s'offre spontanĂ©ment au plan divin.

di Lorenzo Orazi

COUVERTURE : LE CARAVAGGE, SACRIFICE D'ISAAC1598
SUITE DE PARTIE I

Beth Alpha

La synagogue de Beth Alpha a été retrouvée dans le sud de la Galilée en 1929. Les inscriptions, identifiées à l'intérieur, certifient que la structure appartient à l'époque de l'empire de Justin Ier (518-527). DÚs l'entrée de la synagogue, trois scÚnes se déroulent vers le mur qui abrite l'Arche de la Torah, orienté vers Jérusalem. Ils représentent l'Akedah, le Zodiaque et l'Arche.

ConsidĂ©rons notre Ă©pisode. Par rapport Ă  la reprĂ©sentation du mĂȘme thĂšme dans Dura Europos, il est possible de noter comment l'artiste adhĂšre ici plus strictement Ă  la narration biblique : en premier lieu, les deux serviteurs avec l'Ăąne ont Ă©tĂ© ajoutĂ©s ; de plus, le dĂ©veloppement compositionnel de l'image de gauche Ă  droite est capable de suggĂ©rer la linĂ©aritĂ© chronologique de l'Ă©vĂ©nement, telle que rapportĂ©e par le texte sacrĂ©.

À gauche, l'un des serviteurs d'Abraham pose ses mains sur le dos de l'Ăąne ; le second tient le licou d'une main et une cravache de l'autre. Au centre de l'image, un grand bĂ©lier debout en position verticale est attachĂ© Ă  une plante, disproportionnĂ©e et petite par rapport Ă  l'animal, qui sĂ©pare l'espace sacrĂ© de l'espace profane. Au-dessus du bĂ©lier apparaĂźt la Main de Dieu : elle Ă©merge, sous une forme caractĂ©ristique, d'une sorte de nuage noir. Nous sommes arrivĂ©s au cƓur de la scĂšne. Abraham est reprĂ©sentĂ© avec une barbe et vĂȘtu d'une tunique : dans sa main droite il tient un long poignard, tandis que la gauche s'Ă©tend dans une position particuliĂšrement ambiguĂ« : on ne sait pas s'il place Isaac sur l'autel ou si, sur le au contraire, ayant dĂ©jĂ  entendu la Voix de Dieu, prĂ©parez-vous Ă  le ramener Ă  vous. La figure d'Isaac est peut-ĂȘtre la plus Ă©nigmatique de la composition : on voit un enfant suspendu dans les airs, les bras croisĂ©s mais non liĂ©s ; il est vĂȘtu d'une tunique et porte une "Ă©trange Ă©charpe" autour du cou ; il est saisi d'une Ă©motion de terreur explicite.

Beth Alpha, Akéda

Signification du BĂ©lier et de PĂąques

À l'instar de ce qui s'est passĂ© dans la peinture de Dura Europos, ici aussi le bĂ©lier a reçu une importance considĂ©rable. L'animal n'apparaĂźt pas, comme le rapporte le texte biblique, « avec ses cornes enchevĂȘtrĂ©es dans un buisson » (v.13) ; au lieu de cela, il est attachĂ© par le licou Ă  un arbre. Cette configuration semble faire rĂ©fĂ©rence Ă  la tradition rabbinique : elle affirmait que le bĂ©lier avait Ă©tĂ© crĂ©Ă© Ă  l'origine, la veille du premier samedi, en vue du rĂŽle qu'il Ă©tait censĂ© jouer dans l'Akedah . 

Dans le Midrash, le bélier jouissait dÚs le début d'une grande considération. Cette attention est due au fait que, si Dieu ne l'avait pas pourvu en remplacement du fils d'Abraham, le patriarche n'aurait jamais eu de descendance et l'accomplissement de l'alliance aurait été impraticable. La mort d'Isaac aurait sanctionné l'échec de la promesse ; par conséquent, sa libération au moyen du bélier coïncide avec la libération d'Israël.

A la base de cette tradition interprĂ©tative, nous trouvons le Livre des JubilĂ©s. DatĂ© approximativement entre 160 et 150 av. J.-C., il est gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ© comme le premier texte de la littĂ©rature post-biblique Ă  consacrer une attention particuliĂšre Ă  l'Ă©pisode de GenĂšse XXII. En Au passage du texte concernant l'Akedah on peut observer une volontĂ© prĂ©cise de faire le lien avec l'Ă©pisode de la LibĂ©ration d'Egypte, sinon mĂȘme de faire du premier un modĂšle pour le second.

Ce n'est pas un hasard si le Livre des Jubilés rapporte une structure chronologique trÚs ponctuelle : Abraham et Isaac partent pour le site sacrificiel le douziÚme jour du mois de Nissan. En ajoutant à cette date trois jours de marche, que pÚre et fils mettent pour atteindre la montagne, nous nous retrouverions le quinziÚme jour du mois : c'est la date à laquelle tombe le début de Pessa'h, la Pùque juive. De plus, à la fin du récit, le texte précise qu'Abraham consacre une semaine de vacances pour célébrer le salut accordé à son fils, et qu'il continuera à le célébrer dans les années à venir. Il convient de noter que les deux instances, à la fois chronologique et festive, sont complÚtement absentes de l'original biblique.

LA Huizenga dans l'article « La bataille pour Isaac : explorer la composition et la fonction de la Aqedah dans le Livre des JubilĂ©s » identifie d'autres liens internes, principalement de nature linguistique, entre le passage de l'Akedah et celui de la LibĂ©ration d'Égypte. Le Livre des JubilĂ©s dĂ©clare qu'Abraham, suite aux Ă©vĂ©nements de GenĂšse XXII, cĂ©lĂšbre avec "joie". Le mĂȘme terme est utilisĂ© dans les rĂšglements concernant PĂąques : mĂȘme la libĂ©ration de l'esclavage doit ĂȘtre cĂ©lĂ©brĂ©e avec "joie". Un autre point commun consiste dans l'identification de l'ange Mastema avec le personnage de Satan. Mastema prĂ©side aux deux Ă©pisodes : prĂ©cisĂ©ment, dans le passage de l'Akedah, il accuse Abraham d'iniquitĂ© afin que le Seigneur puisse l'Ă©prouver. Selon Huizenga, dans ce cas Ă©galement, c'est une comparaison textuelle qui fournit les indices les plus dĂ©cisifs. Dans les deux rĂ©cits apparaissent les verbes « honte » et « debout » : ils se rĂ©fĂšrent respectivement Ă  Mastema et Ă  l'Ange de la PrĂ©sence, et indiquent la dĂ©faite du premier et le triomphe du second. Il convient de souligner qu'un tel accord spĂ©cifique de termes n'apparaĂźt nulle part ailleurs dans le texte.

Aussi bien dans le rĂ©cit de l'Akedah que dans celui de PĂąques, c'est donc la menace dĂ©moniaque et la mise en danger de l'alliance qui pĂšsent sur le peuple Ă©lu. Les deux rachats ont lieu au moyen d'un sacrifice de substitution : dans le premier cas du bĂ©lier, dans le second de l'agneau. Si Abraham avait sacrifiĂ© Isaac, la postĂ©ritĂ© n'aurait jamais existĂ© ; si l'armĂ©e Ă©gyptienne rĂ©ussissait Ă  dĂ©truire IsraĂ«l, le peuple de l'alliance serait Ă©teint. L'obĂ©issance d'Abraham sur le mont Moriah prĂ©figure ainsi celle du peuple Ă©lu en Égypte. La concomitance textuelle, conceptuelle et chronologique - conclut Huizenga - n'est pas le fruit du hasard, mais nĂ©cessaire pour Ă©tablir un lien hermĂ©neutique entre les deux Ă©pisodes. 

L'hĂ©ritage du Livre des JubilĂ©s sera bien accueilli dans les cĂ©lĂ©brations de Pessa'h, au point que la veille au soir il est devenu d'usage de raconter l'histoire du Sacrifice d'Isaac. Cette association se perdra avec le temps, probablement en raison du nouveau sens que le christianisme attribuera Ă  PĂąques comme la mort et la rĂ©surrection du Christ . La tradition rabbinique voit GenĂšse 22, 1-18 dans le cadre interprĂ©tatif de l'Ă©preuve de foi ; le passage offre l'image du sacrifice parfait, dans lequel le corps du bĂ©lier et celui d'Isaac sont amenĂ©s Ă  coĂŻncider en un tout unique. La situation change dans la lecture des PĂšres de l'Église, oĂč la dĂ©valorisation d'Isaac prend le dessus ; ce dernier n'est pas le prĂ©curseur du Christ, mais le bĂ©lier lui-mĂȘme : 

« De la part d'Isaac le juste, un bélier apparut pour le tuer, afin qu'Isaac soit relùché. Le meurtre du bélier a libéré Isaac, alors le meurtre du Seigneur nous a tous sauvés." 

Isaac et le bĂ©lier seront tous deux interprĂ©tĂ©s selon la mĂ©thode de lecture typologique comme des prĂ©figurations du Christ ; dans certains cas, cependant, le patriarche sera considĂ©rĂ© comme imparfait et le moment n'est pas encore venu pour le sacrifice. L'effet expiatoire, si exaltĂ© dans les Ă©crits rabbiniques et dans le Livre des JubilĂ©s, n'obtiendra pas le mĂȘme succĂšs chez les chrĂ©tiens. 

Beth Alpha, aperçu intérieur

La soumission d'Isaac: Pseudo Philon

Aux fins d'une lecture adĂ©quate de l'image de GenĂšse 22, 1-18 prĂ©sente dans Beth Alpha, la figure d'Isaac constitue un nƓud critique central. Il nous est prĂ©sentĂ© comme un enfant impuissant et apeurĂ©, impuissant face aux choix de son pĂšre. Ceci constitue une forte rupture avec les textes de la tradition exĂ©gĂ©tique : de nombreux Ă©crits, en effet, affirment que lorsqu'Isaac fut conduit au sacrifice, il Ă©tait dĂ©jĂ  un homme adulte. Une telle attention Ă  l'Ăąge d'Isaac est fondamentale, car elle exprime la nĂ©cessitĂ© de le considĂ©rer comme suffisamment mĂ»r pour se soumettre spontanĂ©ment Ă  la volontĂ© de Dieu.Au premier siĂšcle de notre Ăšre, cette direction interprĂ©tative remporte un large succĂšs.

Dans le travail "Liber antiquitatum Biblicarum », attribué à Pseudo Philo, l'Akedah est mentionné à trois moments différents. Parmi celles-ci, la premiÚre s'inscrit dans la narration de l'histoire de Balaam, le devin à qui Balak, roi de Moab, demanda de maudire le peuple d'Israël pour contrer son avancée. Dieu apparaßt à Balaam et lui ordonne de refuser ses services au souverain, donnant les raisons de l'élection du peuple d'Israël :

« N'est-ce pas à propos de ce peuple que j'ai parlé à Abraham dans une vision, disant : 'Ta semence sera comme les étoiles du ciel', quand je l'ai élevé au-dessus du firmament et que je lui ai montré la disposition de toutes les étoiles ? J'ai demandé son fils en holocauste et il l'a amené pour qu'il soit placé sur l'autel. Mais je l'ai rendu à son pÚre et, parce qu'il ne s'y est pas opposé, son offrande a été acceptable devant moi, et en échange de son sang, je les ai choisis.

(18.5)

Huizenga souligne que dans le passage l'Akedah est considĂ©rĂ©e comme valide aux yeux de Dieu en vertu de l'obĂ©issance d'Isaac. Selon l'auteur, en effet, la phrase "il n'a pas objectĂ©" doit faire rĂ©fĂ©rence Ă  Isaac : cela dĂ©termine une exaltation notable de son rĂŽle dans l'histoire. Si dans le passage que nous venons de citer le thĂšme de la condescendance d'Isaac reste encore implicite, en continuant dans le texte nous verrons comment le Pseudo-Philon ne laisse aucun doute Ă  son sujet. ConsidĂ©rons donc le passage concernant le Cantique de DĂ©bora, dans lequel Abraham communique Ă  son fils qu'il va ĂȘtre offert en sacrifice, et que sa destinĂ©e est de retourner entre les mains du Seigneur. A la confession de son pĂšre, Isaac rĂ©pond :

« Écoutez-moi, pĂšre. Si un agneau du troupeau est acceptĂ© comme offrande Ă  l'Éternel en odeur de douceur, et si, pour les iniquitĂ©s des hommes, des brebis sont destinĂ©es Ă  l'abattoir, mais que l'homme est destinĂ© Ă  hĂ©riter du monde, comment me dis-tu maintenant : venir hĂ©riter d'une vie sĂ©curisĂ©e, et d'un temps qui ne se mesure pas ? Et si je n'Ă©tais pas nĂ© dans le monde pour ĂȘtre offert en sacrifice Ă  celui qui m'a crĂ©Ă© ? Et ce sera ma bĂ©atitude au-delĂ  de tous les hommes, car il n'y aura rien d'autre de semblable; et en moi les gĂ©nĂ©rations seront instruites, et par moi les peuples comprendront que le Seigneur a estimĂ© que l'Ăąme d'un homme Ă©tait digne de lui ĂȘtre sacrifiĂ©e. 

Être considĂ©rĂ© comme digne de sacrifice est un honneur incomparable pour Isaac ; par sa soumission, la bĂ©nĂ©diction tombera sur les gĂ©nĂ©rations futures, et par lui des instructions seront donnĂ©es pour suivre la volontĂ© divine. 

Pour les besoins de notre étude, un dernier passage du LAB reste à prendre en considération, celui qui relate le sacrifice de Seila, fille de Jephté. Dans la Bible, l'épisode est rapporté dans le Livre des Juges : Jephté, avant de faire la guerre au peuple Ammonite, oppresseur des Israélites, jure d'offrir en sacrifice le premier qui le rencontrerait au retour de la campagne guerriÚre. Quand il vit le profil de sa fille unique, Seila, se dessiner à l'horizon, le visage de Jephté pùlit.

Pseudo Filone compare ici la figure de Seila Ă  celle d'Isaac, et Huizenga il se charge d'identifier les affinitĂ©s littĂ©raires qui unissent les deux personnages. Seila est dĂ©crite comme le fruit du ventre de JephtĂ© (39.11), il en va de mĂȘme pour Isaac, le fruit du ventre d'Abraham (32.2) ; le droit d'aĂźnesse des deux est vantĂ© Ă  plusieurs reprises (39.11) (40.1). Au-dessus de toute autre correspondance, la rĂ©ponse avec laquelle Seila accueille la nouvelle du sacrifice qui l'attend se dĂ©marque, c'est cela qui l'Ă©claire comme un parfait analogue d'Isaac :

« Qui est-ce qui serait triste de mourir en voyant le peuple libĂ©rĂ© ? Ou avez-vous oubliĂ© ce qui s'est passĂ© au temps de nos pĂšres, lorsque le pĂšre plaça le fils en holocauste, et qu'il ne le contesta pas mais lui donna volontiers son consentement, et que celui qui Ă©tait offert Ă©tait prĂȘt et celui qui offrait Ă©tait rĂ©jouissance ?
 Si je ne m'offre pas volontairement en sacrifice, je crains que ma mort ne soit pas acceptable et que je perde ma vie inutilement.

(40.2, 3b)

Seila voit le souvenir d'Isaac revivre dans sa mémoire. C'est l'exemplarité de cette derniÚre, sanctionnée dans le Cantique de Déborah, qui lui offre le modÚle de conduite en se donnant volontairement à Dieu pour que sa mort ne soit pas vaine.

JW Cook, Le sacrifice de Jephté (inspiré d'une oeuvre de J. Opie)

Le quatriÚme livre des Maccabées

L'Ă©lĂ©vation d'Isaac Ă  un modĂšle de conduite peut Ă©galement ĂȘtre identifiĂ©e dans un autre texte du premier siĂšcle de notre Ăšre, Ă  savoir le IV Livre des MaccabĂ©es [8]. C'est une Ă©criture apocryphe de l'Ancien Testament, dans laquelle s'Ă©labore l'idĂ©e de la prĂ©dominance des raisons religieuses sur les Ă©motions et les passions. Le texte raconte l'histoire d'ElĂ©azar et des sept frĂšres. Jason rĂšgne sur le peuple d'IsraĂ«l mais sa conduite est contraire Ă  la loi divine, au point qu'il dĂ©cide d'annuler les cĂ©lĂ©brations au Temple. La colĂšre de Dieu prend forme dans la figure d'Antiochus, qui envahit JĂ©rusalem et ordonne le meurtre de toute personne jugĂ©e conforme Ă  la loi juive. Tout le rĂ©cit, concernant les martyrs ÉlĂ©azar et les sept frĂšres qui rencontrent leur sort, est structurĂ© sur l'exemple de GenĂšse XXII. Leurs tortures sont dĂ©finies comme des « Ă©preuves » (1.7 ; 16.2) et, en rĂ©fĂ©rence aux protagonistes, l'auteur utilise l'Ă©pithĂšte de « fils d'Abraham » (6.17 ; 6.22 ; 18.23). Plus prĂ©cisĂ©ment, la mĂšre des sept frĂšres est dĂ©crite comme suit : 

« Mais cette fille d'Abraham se souvint de sa sainte force. O sainte mÚre d'une nation vengeur de la loi, et défenseur de la religion, et premier porteur dans la bataille des affections !

(15-28)

Comme sa progĂ©niture et ElĂ©azar, la femme aussi est « fille d'Abraham » ; mais on lui donne la dĂ©finition supplĂ©mentaire de "mĂšre des nations", dĂ©rivĂ©e de celle de "pĂšre des nations" d'Abraham lui-mĂȘme. Enfin, les sept frĂšres, proches de la torture, s'encouragent mutuellement en faisant directement rĂ©fĂ©rence Ă  Isaac :

« Et l'un dit : « Courage, frĂšre » ; et un autre, "Endurer noblement". Et un autre : « Souvenez-vous de quelle souche vous ĂȘtes ; et par la main de notre pĂšre, Isaac a endurĂ© d'ĂȘtre tuĂ© par piĂ©tĂ© ». Et tous et chacun, se regardant sereins et confiants, dirent : « Sacrifions de tout notre cƓur nos Ăąmes Ă  Dieu qui les a donnĂ©es, et employons nos corps Ă  l'observation de la loi.

(13-11)

A cette date Isaac est déjà l'archétype du martyr. Le fait qu'il ne soit pas sacrifié importe peu, ce qui compte c'est l'exemple de sa ferme obéissance à la volonté divine. Comme cela s'est déjà produit dans l'épisode de Seila raconté par Pseudo Filone, l'auteur du IV Livre des Maccabées soutient que la mort du juste a un effet rédempteur sur le peuple d'Israël, chassant l'oppresseur et purifiant des péchés . La souffrance, la mort d'Eléazar et des sept frÚres libÚre le peuple d'Israël de la colÚre divine, déchaßnée à cause de l'apostasie de Jason. Les martyrs auraient pu cacher leur foi et embrasser la vie païenne voulue par Antiochus, mais ils décident de se confier au plan divin. Leur persévérance étonne les bourreaux, au point que le chef des troupes ennemies les désigne aux soldats comme des modÚles de courage. L'envahisseur, réalisant qu'il n'a pas réussi à convertir les Israélites au paganisme, abandonne la terre de Jérusalem.

Antonio Ciseri, Le martyre des sept frÚres Maccabées

Flavius ​​​​Josùphe

Enfin, il faut s'attarder sur les AntiquitĂ©s juives de Flavius ​​​​Josephus. Dans le texte "JosĂšphe comme interprĂšte biblique : la Aqedah" [10], Feldman attire l'attention du lecteur sur la dette contractĂ©e par Flavius ​​​​JosĂšphe envers la tradition grecque. L'examen part des dĂ©clarations du philologue et critique littĂ©raire Eric Auerbach. Selon ce dernier, la Bible se caractĂ©rise par une narration extrĂȘmement sobre, oĂč ne se manifestent que les phĂ©nomĂšnes nĂ©cessaires au dĂ©roulement de l'histoire, tandis que tout l'appareil de pensĂ©es et d'Ă©motions reste dans une lumiĂšre tamisĂ©e, suggĂ©rĂ©e seulement par le silence ou dans des discours fragmentaires.

Auerbach compare ensuite l'Ɠuvre homĂ©rique Ă  la Bible. Si le premier a une transparence qui laisse peu de place Ă  l'interprĂ©tation du lecteur, le second, par les rĂ©fĂ©rences constantes au passĂ© et aux expĂ©riences des personnages, confĂšre au rĂ©cit une forte composante de suspense. Suite aux observations du critique littĂ©raire, Feldman pense que JosĂšphe hellĂ©nise le rĂ©cit biblique. L'Ă©limination du suspense est, Ă  cet Ă©gard, un point clĂ© : Flavius ​​​​Josephus l'obtient en prĂ©cisant d'emblĂ©e que l'ordre de sacrifier Isaac n'est rien de plus qu'une Ă©preuve, et en Ă©tablissant en outre qu'Abraham a dĂ©jĂ  atteint le bonheur grĂące aux dons. de Dieu, obtenu en rĂ©compense de son obĂ©issance constante. Flavius ​​​​Josephus omet l'ordre de Dieu (Gn 22,2) et le dialogue entre pĂšre et fils (Gn 22, 7-8) afin de placer l'Ă©vĂ©nement dans une distance rationnelle et uniforme.

Outre l'influence de l'Ɠuvre d'HomĂšre, Feldman identifie une proximitĂ© entre le passage de la GenĂšse XXII, tel qu'il est exposĂ© dans les AntiquitĂ©s des Juifs, et « IphigĂ©nie en Aulis » d'Euripide [11]; ouvrage de rĂ©fĂ©rence, en ce qui concerne les thĂšmes du sacrifice et du martyre, dans toute la tradition grĂ©co-romaine. À cet Ă©gard, nous pouvons observer comment Flavio Giuseppe met l'accent sur le silence qu'Abraham adopte concernant l'ordre reçu de Dieu, un silence qui le conduit Ă  cacher son projet mĂȘme Ă  Sarah, sa femme. A IphigĂ©nie, la mĂȘme chose s'est produite entre Agamemnon et Clytemnestre : le chef des AchĂ©ens Ă©crit une lettre Ă  sa femme demandant qu'IphigĂ©nie lui soit envoyĂ©e et, pour justifier la demande, il prĂ©tend qu'il veut la marier Ă  Achille. Abraham et Agamemnon font vƓu de silence afin d'Ă©viter que la volontĂ© divine ne soit entravĂ©e. 

En continuant avec l'examen de la GenĂšse XXII par Flavius ​​​​Josephus, nous notons que, comme cela s'est produit dans les sources analysĂ©es prĂ©cĂ©demment, Isaac est dĂ©crit comme enthousiaste Ă  l'idĂ©e d'embrasser le destin de victime sacrificielle. Sa dĂ©termination est telle qu'il s'exclame que, lĂ  oĂč il s'oppose Ă  l'ordre de Dieu, il n'est pas digne de naĂźtre : 

«Or Isaac Ă©tait d'une disposition si gĂ©nĂ©reuse qu'il est devenu le fils d'un tel pĂšre, et a Ă©tĂ© satisfait de ce discours; et dit qu'il n'Ă©tait pas digne de naĂźtre d'abord, s'il rejetait la dĂ©termination de Dieu et de son pĂšre, et ne se rĂ©signait pas facilement Ă  leurs deux plaisirs ; car il aurait Ă©tĂ© injuste qu'il n'eĂ»t pas obĂ©i, mĂȘme si son pĂšre seul en avait dĂ©cidĂ© ainsi.

François Perrier, Le sacrifice d'Iphigénie

IphigĂ©nie, pour sa part, rĂ©pondit de maniĂšre trĂšs similaire : "Si ArtĂ©mis me demande, moi, pauvre mortelle, m'opposerai-je Ă  une dĂ©esse ?". En vertu de cette relation entre les deux personnages, le dĂ©sir de Flavius ​​​​Josephus de fournir au lecteur l'Ăąge d'Isaac acquiert une importance considĂ©rable. L'auteur dĂ©clare qu'Isaac, au moment du sacrifice, avait accompli sa vingt-cinquiĂšme annĂ©e. Selon Feldman, cette clarification est due au but d'exalter la conscience avec laquelle Isaac se soumet Ă  la volontĂ© divine [13].

Pour comprendre la valeur de l'observation de Flavius ​​​​Josephus il faut rappeler qu'IphigĂ©nie, dans le texte d'Euripide, est une jeune femme qui vient d'atteindre l'Ăąge nĂ©cessaire pour se marier (au plus tard treize ou quatorze ans), donc implicitement considĂ©rĂ©e comme une victime involontaire. L'Isaac de Flavius ​​​​Josephus, au contraire, est un homme dans la fleur de l'Ăąge, conscient de l'importance de son propre destin, Feldman soutient que, fournissant le dĂ©tail de l'Ăąge, Flavius ​​​​Josephus utilise un appareil capable de diminuant l'horreur que l'Ă©pisode aurait pu susciter chez le lecteur, et empĂȘchant ainsi toute critique - il suffit de penser Ă  celle Ă©laborĂ©e par LucrĂšce dans sa lecture d'IphigĂ©nie .

Dans le passage des AntiquitĂ©s juives qui raconte l'histoire du sacrifice de Seila , l'auteur n'adopte pas la mĂȘme perspicacitĂ©. Flavius ​​​​Josephus soutient que JephtĂ© a fait le vƓu Ă  la hĂąte, sans en peser suffisamment les consĂ©quences. Face Ă  une telle imprudence, l'historien romain montre qu'il n'est pas intĂ©ressĂ© Ă  attĂ©nuer la cruautĂ© de l'Ă©vĂ©nement. PremiĂšrement, il condamne explicitement la conduite de JephtĂ© ; donc, de maniĂšre plus implicite, ne prenant pas la peine de donner des indications sur l'Ăąge de Seila, il la livre entre les mains du lecteur comme une fille sans dĂ©fense.

Pour bien comprendre la valeur attribuĂ©e par Flavius ​​​​Josephus Ă  l'obĂ©issance des patriarches, nous nous attarderons sur un dernier point - qui, par ailleurs, dĂ©termine une dĂ©viation notable par rapport au texte biblique. En Gen. 22,9 Abraham, avant de placer Isaac sur l'autel, sur du bois de chauffage, le lie; Flavius ​​​​Josephus omet ce dĂ©tail. Au lieu de cela, Abraham donne Ă  son fils un sermon expliquant les raisons du sacrifice. Le discours est Ă©purĂ© de tout accent sentimental, il repose sur une structure d'enchaĂźnements logiques rigides.

Pour comprendre l'importance de cette omission il suffit de rappeler que le passage dans lequel Isaac est liĂ© est celui auquel les rabbins se rĂ©fĂšrent pour identifier GenĂšse 22, 1-18 : le titre de « Akedat Yitzhak » signifie littĂ©ralement « lier Isaac ”. Pour les rabbins, mĂȘme un patriarche est assez humain pour trembler devant un couteau qui menace de mort ; grande Ă©tait donc la crainte qu'une tentative de se libĂ©rer par Isaac ait pu rendre le sacrifice importun Ă  Dieu.Ce n'est pas le cas de Flavius ​​​​JosĂšphe qui, engagĂ© dans la tentative de rendre magnifique la foi des hĂ©ros bibliques, considĂšre un morale tenace plus ferme que toute « ligature » physique.


REMARQUE:

[1] Gutmann J., Le Midrash illustré dans les peintures de la synagogue Dura : une nouvelle dimension pour l'étude du judaïsme; Actes de l'Académie américaine pour la recherche juive, volume 50 (1983), pp. 91-104 ; Académie américaine pour la recherche juive, New York.

[2] Huizenga LA, La bataille d'Isaac : exploration de la composition et de la fonction de l'Akedah dans le Livre des Jubilés, The Continuum Publishing Group Ltd 2003, Londres.

[3] Gutmann J. (1987) Le sacrifice d'Isaac dans l'art juif médiéval; Artibus et Historiae, volume 8, n° 16 (1987), pp. 67-89 ; IRSA sc, Cracovie.

[4] Op. Cit. Kessler E. (2004), Liés par la bible : les juifs, les chrétiens et le sacrifice d'Isaac; p. 138.

[5] Huizenga LA, La Aqedah à la fin du premier siÚcle de l'Úre commune : Liber Antiquitatum Biblicarum, 4 Maccabées, Antiquités de JosÚphe, 1 Clemen; Journal pour l'étude des Pseudépigraphes Vol 20.2 (2010): 105-133; L'auteur ou les auteurs, 2010. p. 8.

[6] Idem, p. 9.

[7] Idem, p. 15.

[8] Le quatriÚme livre des Maccabées, dans The World English Bible, https://ebible.org/pdf/eng-web/eng-web_4MA.pdf

[9] Idem, (17. 20-22) : «Ceux-ci donc, ayant été sanctifiés par Dieu, ont été honorés non seulement de cet honneur, mais aussi de ce que par leur moyen l'ennemi n'a pas vaincu notre nation; et que le tyran fut puni, et leur pays purifié. Car ils sont devenus la rançon du péché de la nation; et la divine Providence a sauvé Israël, autrefois affligé, par le sang de ces pieux et la mort propitiatoire.

[10] Feldman LH, JosĂšphe comme interprĂšte biblique : La « ÊżAqedah »; The Jewish Quarterly Review, New Series, volume 75, n° 3 (janvier 1985), pp. 212-252 ; Presse de l'UniversitĂ© de Pennsylvanie.

[11] Idem, p. 233.

[12] Flavius ​​​​JosĂšphe, Les antiquitĂ©s des juifs; Documenta Catholica Omnia ; 1, 13.4.

[13] Op. Cit. Felman, p. 237.

[14] LucrĂšce, De Rerum Natura, (1, 80-101) : "La superstition pourrait conduire Ă  de si grands maux."

[15] Op. Cit., Flavius ​​​​Josephus, Livre 5, Chapitre 8.

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