Une forêt de symboles : Baudelaire, Joseph de Maistre et les Sophia Perennis

La théorie des correspondances de Baudelaire, dans sa formulation, doit beaucoup plus à Maistre qu'à Swedenborg. Lorsque Baudelaire voit le monde comme « une forêt de symboles », il nous introduit à la méthode maistrienne de rapport du visible à l'invisible.

di Luc-Olivier d'Algange

Article initialement publié en français sur MauvaiseNouvelle.fr
Traduction de Marco Maculotti.

Les exégètes et biographes modernes se livrent à outrance à la méfiance, à la dévalorisation, voire à l'acrimonie à l'égard des œuvres qui les concernent, ce qui en fait leur point fort et l'exutoire de leur ressentiment d'être cantonnés dans un rôle secondaire. Alors que le commentaire traditionnel repose sur un principe de révérence et de fidélité qui le pousse, par son interprétation, à poursuivre sur la voie pavée par l'œuvre qui le distingue et à laquelle il se consacre, le commentateur moderne trouve généralement plus « gratifiant » de soupçonner l'auteur et de trouver la paille dans l'œil de l'œuvre inconsciente d'être contemplée par elle autant qu'il l'examine. Le plus souvent, l'exégète méfiant fait son propre portrait, avec son propre rayon.

Lorsque Sartre laisse entendre que la lecture de Maistre par Baudelaire est sommaire, qu'il obéit à des raisons subordonnées et superficielles, il nous parle de sa propre lecture de Joseph de Maistre, et nous livre en même temps son autoportrait : «un penseur austère et de mauvaise foi». On peut reprocher tout à Joseph de Maistre, sauf bien sûr d'être un penseur « austère ». S'il est une œuvre qui a résisté au puritanisme sous toutes ses formes, c'est bien celle de Joseph de Maistre : la méfiance qu'éprouvent les modernes à son égard ne s'explique pas autrement. Adeptes stricts de la vertu et de la terreur, d'une morale dénuée de toute perspective métaphysique ou surnaturelle, adversaires des esthètes et des dandys (ultimes gardiens de la concordance entre le Vrai et le Beau), les modernes ont fait de l'austérité et de la mauvaise foi leur fondement théorique et des armes pratiques pour exterminer tous les vestiges théologiques, où qu'ils se trouvent.

L'influence de Joseph de Maistre sur Baudelaire est l'une des plus profondes qu'un penseur ait jamais exercées sur un poète, même s'il ne faut pas oublier que Maistre, en Les Soirées de Saint-Pétersbourg (« Les soirées de Saint-Pétersbourg » ou « Conversations sur le gouvernement temporel de la Providence »), est un poète permanent, au même titre que Baudelaire, dans ses œuvres poétiques et critiques, dans ses aphorismes et dans les notes de Mon cœur mis à nu ("My Heart Laid Bare") n'a jamais cessé d'être un métaphysicien astucieux. Baudelaire se reconnaît dans Maistre car il lui doit les grands principes esthétiques et philosophiques de sa méthode. Baudelaire aurait sans doute été Maistrien sans même avoir lu Joseph de Maistre, tant son goût était en phase et ses affinités mystérieuses et providentielles avec les préférences de Joseph de Maistre. Mais, au sens où Valéry parle de la méthode de Léonard de Vinci, il y a une méthode baudelairienne, et elle doit tout à Joseph de Maistre.

La théorie des correspondances de Baudelaire, dans sa formulation, doit beaucoup plus à Maistre qu'à Swedenborg. Lorsque Baudelaire voit le monde comme « une forêt de symboles », il nous introduit à la méthode maistrienne de rapport du visible à l'invisible :

Personne ne peut nier les relations mutuelles des mondes visible et invisible.

Nous nous souvenons encore une fois que le mot Diable vient de diaballeine, qui signifie désunir, tandis que le mot Symbole, de la même racine, dérive du verbe sumballeine, signifiant unir ou rassembler. Il n'est pas de phrase dans toute l'œuvre de Baudelaire qui ne réponde à la méditation de Maistrian sur le Mal et les œuvres de la Divine Providence. Le paradoxe essentiel de l'œuvre de Baudelaire et de la réponse humaine à celle-ci vient d'une méditation constante sur Soirées de Saint-Pétersbourg. Le mal existe, mais ce n'est que la désunion du bien ; le Diable est le prince de ce monde, mais il n'est qu'une partie du Symbole qui unit et sauve. Les fleurs du mal ne sont pas un satanisme bon marché à la Halloween (le mal est vraiment dans la moquerie du bon marché), mais une preuve rétroactive de la sumballeine. Le Bien ne s'oppose pas au Mal ; c'est le Mal qui, quand le Bien triomphe, revient dans le Bien, pour disparaître. Raymond Abellio écrit :

L'abîme du jour contient l'abîme de la nuit, mais l'abîme de la nuit ne contient pas l'abîme du jour. Il n'en demeure pas moins que deux forces coexistent en nous, ou plus exactement deux postulations : « Il y a en tout homme, à toute heure, deux postulations, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan ». Non moins maistriane est cette considération corollaire : « Nous constatons que ceux qui abolissent la peine de mort doivent avoir plus ou moins intérêt à l'abolir. Ils sont souvent guillotineurs. Cela peut se résumer ainsi : je veux pouvoir te couper la tête ; mais tu ne toucheras pas au mien. Ceux qui abolissent l'âme (matérialistes) sont nécessairement ceux qui abolissent l'enfer ; ils s'y intéressent certainement; à tout le moins, ce sont des gens qui ont peur de revivre, des paresseux.

Sartre ignore l'influence de Maistre sur Baudelaire autant par méconnaissance de l'œuvre de Maistre que par méconnaissance de l'œuvre de Baudelaire. Nous nous laissons donc la liberté de juger l'œuvre de Maistre de mauvaise foi et de considérer l'œuvre de Baudelaire avec cette austérité puritaine qui est le propre des intellectuels par antiphrases, c'est-à-dire des « intellectuels » dont la seule raison d'être est de combattre l'Intellect comme une perspective théologique et métaphysique. Baudelaire désigne Maistre comme l'auteur qui a exercé sur lui l'influence décisive, en termes de pensée et de style : cela suffit à l'amertume de Sartre pour juger Baudelaire de menteur. C'est vrai que le poète a le droit inaliénable de s'éloigner des vérités relatives du « réalisme » et d'aller à la recherche d'une vérité plus profonde, plus essentielle, qui apparaîtra d'abord, dans son émanation, sous l'apparence de nuages ​​et de mystères, mais dès que l'on considère l'œuvre poétique et critique de Baudelaire comme une pensée, c'est-à-dire comme une « juste pesée », un art analogique où prosodie et métaphysique s'ordonnent à une théorie et à une méthode des rapports et des proportions, le nom de Maistre et la référence à Soirées de Saint-Pétersbourg ils apparaissent comme une clé.

LIRE AUSSI  Edgar Allan Poe, chanteur des abysses
Charles Baudelaire (1821-1867)

Baudelaire croyait si fort et si justement à la pertinence et à la vérité de sa pensée que, loin de chercher à paraître original en cachant ses influences et ses rencontres, il n'a cessé de chercher à étayer son œuvre par d'autres œuvres plus anciennes ou plus contemporaines. Ce qui est dit semble à ce dandy plus important que qui le dit — ce qui éclaire un peu laimpersonnalité active du dandysme baudelairien, bien différent du "culte de l'ego" moderne — et en ce sens il est encore plus différent de Sartre que, sous le titre de L'Etre et le Néant ("L'Être et le Rien"), se livre à des variations plus ou moins persuasives, sinon convaincantes, sans faire largement référence à l'auteur de L'être et le temps.

Baudelaire insère Maistre dans son œuvre comme point de repère, auquel le lecteur est appelé à se référer pour comprendre ce qu'il s'apprête à lire, tout comme Schopenhauer ouvre Le monde comme volonté et représentation avec une référence à Kant. Les échelles de temps humaines sont courtes ; quand certains principes ont été parfaitement énoncés, quand une méthode tient et prouve son efficacité, il convient de couper court et d'y faire face immédiatement. La distinction entre l'exégète moderne et l'exégète traditionnel que nous avons esquissée plus haut s'accompagne de la distinction entre deux types d'auteurs. Les premiers ne cessent de regretter que d'autres aient déjà fait leur chemin avant eux, tandis que les seconds se réjouissent : ils sont de ceux qui iront plus loin. Les premiers sont jaloux et seraient prêts à tout reformuler à leur manière ; ces derniers, qui cultivent généralement le goût ancien et aristocratique detranquille, ils aimeraient trouver le travail auquel ils pensent déjà écrit par quelqu'un d'autre. Les autres pensent, comme disent les Hindous, comme les kshatrya: ils ont l'honneur de servir un Vrai, Bon et Beau impersonnel. Joseph de Maistre a écrit :

Toute croyance qui est constamment universelle est vraie, et toutes les fois qu'en séparant d'une croyance des articles propres à différentes nations, il reste quelque chose de commun, ce qui reste est une vérité.

Joseph de Maistre (1753 – 1821)

La Sophia Perennis ou, plus précisément, ce que René Guénon appellerait la Tradition primordiale, est la clef de voûte qui unit l'œuvre de Baudelaire à celle de Maistre. La vérité métaphysique ou surnaturelle est universelle par définition. C'est pourquoi pour Maistre, comme pour Baudelaire, les différences entre les peuples sont moins importantes que les différences de caste, qui sont d'une tout autre nature que les différences de classe. Baudelaire a écrit:

Il n'y a que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier et le poète. Connaître, tuer et créer. Les autres hommes sont adaptable et portable, fait pour l'écurie, c'est-à-dire pour exercer ce qu'on appelle des métiers.

Ainsi, Baudelaire prolonge Maistre et répond par avance à Sartre, qui ose écrire : «Et dans la mesure même où Baudelaire veut être quelque chose au milieu du monde de Maistre, il rêve d'exister dans la hiérarchie morale avec une fonction et une valeur, tout comme la valise de luxe ou l'eau domestiquée en cruches existent dans la hiérarchie des ustensiles.». D'où le besoin prophétique de Baudelaire de préciser :

Être un homme utile m'a toujours semblé assez odieux.

Charles Baudelaire (1821-1867)

Notons au passage que Sartre, tout en attachant un tout autre sens à la métaphore, rappelle involontairement la distinction entre ésotérisme et exotérisme, «l'eau et l'amphore» dont parlent les poètes soufis. Si Baudelaire veut être l'eau, sans doute Sartre préfère-t-il être la carafe ! Baudelaire est Maistrien précisément parce qu'il choisit héroïquement d'échapper à toute exploitation, à toute utilité, à toute fonction qui le prédispose à reconnaître, au-delà de toute décantation, la suprême transparence de la vérité métaphysique :

Les seules choses intéressantes sur terre sont les religions. […] Il y a une religion universelle, faite pour les alchimistes de la pensée, une religion qui sort de l'homme considérée comme une mémoire divine.

Sartre a complètement tort lorsqu'il écrit, non sans une pointe de méchanceté, que «L'influence de Maistre sur Baudelaire est surtout superficielle ; notre auteur a trouvé "distingué" de le revendiquer comme le sien», mais cette erreur, comme toutes les erreurs, n'est pas dénuée de sens : elle prouve que pour Sartre c'est la carafe qui donne un sens à l'eau, pas l'eau qui donne un sens à la carafe. Toute la subversion sartrienne, et la subversion moderne, se ramène à cette inversion, qui est aussi la marque de tous les intégrismes, qui portent un nom erroné parce qu'ils exaltent l'accessoire, l'ustensile, au détriment du sens et de son universalité métaphysique.. L'utilitarisme rabaisse l'homme, d'où la nécessité pour Baudelaire de formuler une théorie de l'homme supérieur. En religion comme en politique, l'utilitarisme réduit tout au marchandage, au commerce qui divise l'être et le paraître. Baudelaire a écrit :

Le commerce est satanique dans son essence. Le commerce, c'est le prêt remboursé, c'est le prêt avec l'implication : rendez-moi plus que je ne vous donne.

Plongé dans le bourbier de la France bourgeoise, Baudelaire a dû trouver dans les conversations du sénateur, du comte et du chevalier un refuge heureux et une sorte de témoignage de cette intellectualité musicale dont il cherchait, par sa fidélité à Racine, à interpréter le les décalages et la nostalgie de l'âme abandonnée dans les atrocités sordides des classes moyennes. Baudelaire avait prévu ce qu'Hannah Arendt appellerait la banalité du mal. Au plus fort de ses revendications maistriennes, il veut lancer la modernité littéraire contre le monde moderne, tout comme il implore ironiquement Satan d'avoir pitié de sa longue misère. Quand Maistre, en Les Soirées de Saint-Pétersbourg, fait dire au Comte «Le péché originel, qui explique tout et sans lequel rien ne s'explique, se répète malheureusement à chaque instant, quoique de manière secondaire», intervient Baudelaire en précisant sa théorie de la vraie civilisation : «C'est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tourne-disques, c'est dans la diminution des traces du péché originel».

Du point de vue de l'histoire, Baudelaire est le point où les discours se sont fixés. L'heure est au progressisme, le «doctrine du paresseux», ce qui signifie, pour Baudelaire, que le moment est venu de rompre avec toute forme de collectivisme et de grégarité. Le paradoxe n'est qu'apparent. En effet, il existe un monde au-delà et au-dessus de l'individu, et le monde auquel le «doctrine de l'oisiveté» est un monde qui détruit en son for intérieur toute transcendance de l'individu. Le moins que nous puissions faire est d'avoir été ce que nous sommes censés être. Baudelaire, en qui on a tendance à voir le modèle de l'asocial, reste fidèle à l'idée maistrienne de la société comme civilisation, «gardienne fidèle et perpétuelle du dépôt sacré des vérités fondamentales de l'ordre social, la société, considérée en général, les communique à tous ses enfants lorsqu'ils entrent dans la grande famille, leur en révèle le secret par la langue qu'elle leur enseigne».

LIRE AUSSI  Terreur et extase : "La colline des rêves" d'Arthur Machen

Constatant la disparition du dépôt sacré et de la langue méprisée, déchiquetée et pillée, Baudelaire ne cède pas à l'illusion de la forme vide: la carafe vide n'étanche pas sa soif, la parodie de l'ordre que la bourgeoisie impose avec une extrême rigueur ne lui semble pas du tout aimable, en un mot, décidé à «plongez dans l'inconnu pour trouver quelque chose de nouveau». Loin de la façade des réactionnaires bourgeois maistriens, Baudelaire invente la praxis de la théorie que Maistre formule ainsi : «le rétablissement de la monarchie, que nous appelons une contre-révolution, ne sera pas une révolution contraire mais le contraire d'une révolution».

Là où la révolution mobilise, planifie et exploite, Baudelaire se charge de démobiliser, d'accroître le sens de la singularité et de célébrer l'inutile. Application rigoureuse de la méthode qu'il avait trouvée à Maistre, son dandysme, si méconnu, tronque toute volonté d'action collective, d'appel au peuple, de mobilisation de troupes, de référendums ou d'élections :

Qu'est-ce que je pense du vote et du droit d'être élu ? Des droits de l'homme ? Qu'y a-t-il d'ignoble dans une charge ? Un Dandy ne fait rien. Pouvez-vous imaginer un Dandy parler au peuple, sinon pour le mépriser ?

Le dandysme de Baudelaire, son caractère méconnu et novateur, consiste à rester où l'on est, obstinément. Ce n'est pas une mauvaise stratégie, soit dit en passant ; elle nous épargne des batailles dans lesquelles nous aurions inévitablement été vaincus. Pour Baudelaire, le dandy n'est pas l'égoïste efféminé, mais le gardien du dépôt sacré, le témoin de l'Idée :

Être un grand homme et un saint pour soi-même. C'est la seule chose importante.

Charles Baudelaire (1821-1867)

Le dandy est son propre témoin, ce qui suffit pour dire que pour Baudelaire il n'est pas seulement un moi emprisonné dans l'immanence, mais le subtil diplomate de l'Idée :

Toute idée est, en elle-même, dotée d'une vie immortelle, comme une personne. Toute forme créée, même par l'homme, est immortelle. Parce que la forme est indépendante de la matière.

Tandis que la Révolution et la Contre-révolution précipitent le « faire » et le « défaire » dans l'inepte et le vulgaire, le «opposé à une révolution» maintient être, durant l'interrègne, dans la plénitude de ses possibilités. Baudelaire, penseur de l'extrême, pousse la prémisse maistrienne jusqu'à sa conclusion logique, l'appliquant rigoureusement, persistant dans une manière d'être qui est aussi une manière de parler. La lucidité de Baudelaire libère son pessimisme de la tentation de pécher contre l'espoir. La leçon de Maistrian tient Baudelaire en garde : «Nous défions les gens, le bon sens, le cœur, l'inspiration et l'évidence».

LIRE AUSSI  Charles Baudelaire : vie, oeuvre, génie

Tout le romantisme révolutionnaire et contre-révolutionnaire, si encombrant et cacophonique, est ainsi déjoué en une seule phrase. L'important est de sauvegarder la musique et l'espace. Comme l'écrit Baudelaire : «La musique donne l'idée d'espace. Tous les arts, plus ou moins ; puisqu'ils sont nombre et nombre est une traduction de l'espace». Le poème le répète : «La musique creuse le ciel».

L'immobilité du poète préserve l'espace et l'unité.


Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont marqués *