Sang, Gens, GĂ©nie : des rites familiers dans la Rome antique

di Marco Maculotti
(article initialement publié sur L'heure de l'air,
le 13 février 2017, et révisé ici)

Nous voulons analyser dans cet essai les croyances des anciens Romains sur la valeur Ă©sotĂ©rique du sang et, dans leur intĂ©gralitĂ©, ces concepts clĂ©s tels que !, la gens, l'action sacrificielle (de Lat. sacer face, « sacraliser », « sacraliser ») et les cultes domestiques strictement liĂ©s Ă  la sphĂšre familiale. Commençons par dire que l'ancienne civilisation romaine, ainsi que de nombreuses autres cultures traditionnelles, voyaient dans le sang quelque chose de plus que le simple liquide sanguin considĂ©rĂ© du point de vue purement organique-matĂ©riel : nous avions tendance, pour ainsi dire, Ă  percevoir dans c'est un vecteur des pouvoirs numineux, car on croyait que l'hĂ©ritage gĂ©nĂ©tique (c'est-Ă -dire gens), qui peut ĂȘtre dĂ©fini comme l'influence subtile de ! de la lignĂ©e qui se rĂ©percute de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration.

Ainsi écrit Andrea Pasino dans sa récente étude Initiation à la progéniture de sang [p.6] :

« Le sang porte et transmet des gĂšnes et des vertus, mais, tout comme il est un simple vecteur physique, il existe une rĂ©alitĂ© plus subtile, un symbole, une Ă©tincelle qui agit silencieusement sur le support physique. Dans l'histoire et dans la pratique, le sang lui-mĂȘme s'Ă©lĂšve Ă  un objet de pouvoir ou de salut, sans tenir compte du fait qu'il n'est peut-ĂȘtre que l'apparence de ce qui doit ĂȘtre compris et transmis. Le sang est donc une force vitale transmise et, avec l'extinction de la vie, cette force se transforme et se sublime en une autre essence, destinĂ©e Ă  des mondes plus spirituels. Cette force ne s'Ă©teint donc pas, au contraire elle se perpĂ©tue. De mĂȘme que la force de la gĂ©nĂ©alogie se perpĂ©tue de pĂšre en fils, de mĂȘme la force subtile ne s'Ă©puise pas, mais demeure pour tous ceux qui appartiennent Ă  cette mĂȘme lignĂ©e. »

Ce type de culte est lié, selon Julius Evola [La tradition romaine, p.175] :

"... Ă  l'ancienne conscience romaine des forces mystiques du sang et de la race, Ă  la lignĂ©e, c'est-Ă -dire considĂ©rĂ©e non seulement dans son aspect corporel et biologique, mais aussi dans son aspect " mĂ©taphysique " et invisible, mais pas pour cela « transcendant », au sens dualiste Ă©troit qui a fini par prĂ©valoir pour ce terme. L'individu singulier, atomique, dĂ©racinĂ©, n'existe pas - lorsqu'il se suppose un ĂȘtre, il s'illusionne de la maniĂšre la plus pitoyable, car "son" il ne peut mĂȘme pas appeler le dernier des processus organiques qui conditionnent sa vie et son fini. conscience. L'individu fait partie d'un groupe, d'un lignage ou d'un peuple. Elle fait partie d'une unitĂ© organique, dont le vĂ©hicule le plus immĂ©diat est le sang, et qui s'Ă©tend Ă  la fois dans l'espace et dans le temps. Cette unitĂ© n'est pas « naturaliste », elle n'est pas dĂ©terminĂ©e et appelĂ©e Ă  la vie uniquement par des processus naturels, biologiques et physiologiques. Ces processus constituent plutĂŽt le cĂŽtĂ© externe, la condition nĂ©cessaire mais non suffisante. Il y a une "vie" de la vie, une force mystique du sang et des gens. Elle existe au-delĂ  des forces de vie des individus qui s'y dissolvent Ă  la mort ou sont donnĂ©es par elle par de nouvelles naissances : elle est donc locus mortisque vitae—Lieu qui englobe la vie et la mort et qui, pour cette raison mĂȘme, est au-delĂ  des deux."

Une religiositĂ© de ce genre, comme vous pouvez l'imaginer, n'avait que peu de choses en commun avec les cultes publics dĂ©diĂ©s aux divinitĂ©s les plus cĂ©lĂšbres, Ă©tant plutĂŽt comparable aux rites mystĂ©rieux de l'AntiquitĂ© : c'Ă©tait en fait une vision de la vie et du SacrĂ© antĂ©rieure Ă  la naissance des grands centres urbains et de l'Empire cosmopolite, dĂ©rivant du substrat le plus archaĂŻque sur lequel les peuples latins ont pu se fonder avant l'expansion de la ville et l'essor de Rome jusqu'Ă  Caput Mundi. C'Ă©tait, en d'autres termes, un complexe religieux d'une nature exquise paĂŻen, voulant en ce sens renouer avec l'Ă©tymologie mĂȘme du terme « paĂŻen », dĂ©rivant de Pagus, "village". Il s'agissait donc d'un culte propre Ă  un village, observĂ© par un cercle de personnes Ă©troitement liĂ©es par des caractĂ©ristiques gĂ©nĂ©tiques (c'est-Ă -dire qu'elles appartenaient Ă  la mĂȘme gens) qui menaient leurs actions au sein d'une structure sociale fermĂ©e Ă  l'extĂ©rieur.

Ainsi écrit Mircea Eliade à propos du culte privé dans la Rome antique [Histoire des croyances et des idées religieuses v. II, p.120] :

« Jusqu'Ă  la fin du paganisme, le culte privĂ© — dirigĂ© par le pĂšre de famille— Il a conservĂ© son autonomie et son importance Ă  cĂŽtĂ© du culte public... Contrairement au culte public, qui a subi des mutations constantes, le culte domestique, exercĂ© autour du foyer, ne semble pas avoir subi de modifications significatives au cours des douze siĂšcles d'histoire romaine. Il s'agit sans aucun doute d'un systĂšme cultuel archaĂŻque, comme il est attestĂ© chez d'autres peuples indo-europĂ©ens. Tout comme dans l'air de l'Inde, Ă  Rome Ă©galement, le feu domestique Ă©tait le centre du culte ... le culte visait les PĂ©nates et les Lares, personnifications mythiques et rituelles des ancĂȘtres, et les !, une sorte de 'double' qui protĂ©geait l'individu."

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Représentation du Génie, Villa des MystÚres, Pompéi.
Il GĂ©nie

Parmi les dieux qui s'honoraient dans ces rites domestiques se trouvaient les pĂšres (c'est-Ă -dire les ancĂȘtres primordiaux), les Mani, les Lares, les PĂ©nates et, bien sĂ»r, les GĂ©nie, considĂ©rĂ©e comme divinitĂ© tutĂ©laire de la lignĂ©e incarnĂ©e dans le dernier chef o pĂšre de famille. Ce dernier, en d'autres termes, pendant les fonctions sacerdotales du culte domestique, apparaissait aux autres membres de la famille comme le vĂ©hicule par lequel GĂ©nie du lignage s'est manifestĂ©e Ă  ses descendants : Ă  travers la pĂšre de famille, qui pendant le rite a Ă©tĂ© infusĂ© par la force mĂȘme de GĂ©nie, il a Ă©tĂ© jugĂ© possible de perpĂ©tuer la lignĂ©e non seulement d'un point de vue physique-gĂ©nĂ©ratif, mais aussi d'un point de vue subtil et spirituel. Et si les hommes pouvaient compter sur eux-mĂȘmes ! individu, une sorte d'ange gardien ante-littĂ©rale qui a suivi l'individu tout au long de sa vie (semblable en tous points au "double de lumiĂšre" du soufisme iranien) [cf. Corbin, L'homme de lumiĂšre dans le soufisme iranien], de leur cĂŽtĂ©, les femmes Ă©taient protĂ©gĂ©es par junones o junones, pendant fĂ©minin du gĂ©nie [Pasino, p.52].

Des deux termes dérive le couple divin correspondant formé par Janus et Junon, ou par Janus e Janua (Diana), à savoir les divinités du portes d'entrée et de sortie de ce monde. Selon l'opinion autorisée de Georges Dumézil [La religion romaine archaïque, pp. 315-316], qui s'inspire de Walter F. Otto, le couple Génie (Giano) / Junon est trÚs ancien et représente à l'origine d'une part (!) "La force, la puissance spécifique du mùle" et d'autre part (junones) "La nature féminine" et surtout l'accouchement. La Génie alors ici gignit, "Celui qui engendre". Le savant français poursuit [p.317] :

"Le GĂ©nie apparaĂźt dans cette image non pas comme un dieu de la procrĂ©ation... il est... la personnalitĂ© dĂ©ifiĂ©e d'un homme, qui est venu au monde, issu d'une sĂ©rie d'autres hommes, dont chacun avait son propre GĂ©nie, et appelĂ© Ă  mettre au monde, par les enfants, une autre sĂ©rie dont chaque terme aura aussi son gĂ©nie. La consĂ©cration du lit nuptial au GĂ©nie de l'actuel reprĂ©sentant de la sĂ©rie, et l'hommage rendu au GĂ©nie par celui qui a Ă©tĂ© choisi pour continuer la sĂ©rie, ne doivent pas ĂȘtre compris du point de vue sexuel, mais du point de vue de vue de gens, de la continuitĂ© des gĂ©nĂ©rations, qui est donc aussi la continuitĂ© des GĂ©nies. »

De son cĂŽtĂ©, Evola Ă©crit que pour GĂ©nie signifiait distinctement la force cachĂ©e et divine qui engendre, un "pouvoir rĂ©el qui agit derriĂšre la gĂ©nĂ©ration physique, dans l'union des sexes... pour qui le lit nuptial portait aussi le nom de lecture gĂ©niale (lit de gĂ©nie) et toute atteinte Ă  la sacralitĂ© du mariage patricien et du sang Ă©tait considĂ©rĂ©e comme un crime avant tout face Ă  ! de la lignĂ©e”[La tradition romaine, p.178].

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Selon RB Onians [Les origines de la pensĂ©e europĂ©enne, p.157], le ! il Ă©tait Ă  l'origine considĂ©rĂ© comme l'analogue du psychĂ©, compris comme "esprit vital actif dans la procrĂ©ation, dissociĂ© et Ă©tranger au moi conscient situĂ© dans la poitrine" : On croyait qu'il rĂ©sidait dans le tĂȘte, au centre du front. Ainsi Horace a pu affirmer qu'il y a un ! "pour chaque tĂȘte, un dieu au visage changeant". Ajoutez Ă  cela la conviction que le ! se manifeste sous la forme d'un serpent, semblable au psychĂ© pour les Grecs.

Plus: comment pouvez-vous lire Ă  ce sujet L'expĂ©rience du temps de l'Ă©lĂšve jungienne Marie-Louise von Franz, pour les anciens HellĂšnes aussi le terme aion indiquĂ© Ă  l'origine "le fluide vital prĂ©sent dans les ĂȘtres vivants et, par consĂ©quent, la durĂ©e de leur vie et le destin qui leur est assignĂ©"[P.10]. On croyait que ce fluide continuait d'exister mĂȘme aprĂšs la mort, prenant la forme d'un serpent. Enfin, il convient de noter que, pour les anciens peuples mĂ©diterranĂ©ens, le fluide vital prĂ©sent dans l'intime de l'homme se manifestait, ainsi que sous la forme serpentine, Ă©galement dans les concepts de "feu" (reliĂ© au foyer domestique) et de "semence ", entendu aussi bien dans un sens naturaliste qu'en tant que mĂąle gĂ©nĂ©rateur de sperme. Nous aurons l'occasion de mieux analyser ces suggestions dans les prochains paragraphes ; pour l'instant une brĂšve analyse des autres pouvoirs numineux honorĂ©s dans les rites domestiques et nobles par les premiers Romains s'impose.

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Un exemple d'autel aux dieux domestiques et nobles.
Mains, Lares, PĂ©nates

Les autres divinités honorées lors des rites domestiques sont généralement considérées comme des pouvoirs numineux liés à l'au-delà, au monde des défunts. Cependant, si je Moi (lit.: les "bons dieux") désignaient collectivement la masse indistincte des morts (un concept similaire à Pitara de la RigVéda) [Dumézil, p.321], je Lares étaient considérés plus précisément « les gÚnes et les ùmes des défunts », c'est-à-dire les ùmes des individus seuls, aujourd'hui décédés, des gens, élevés presque au rang de dieux, et donc vénérés comme des divinités tutélaires liées à l'existence de toute la famille. Un rÎle similaire devait également jouer le pÚres, un terme que de nombreux chercheurs considÚrent comme synonyme de Lares.

Concernant ce dernier, Evola dĂ©clare [La tradition romaine, p.184] que le terme "Lare" dĂ©rive de l'Ă©trusque lar ("Prince" ou "chef") et cela se reflĂ©terait dans une tradition rĂ©pandue parmi les anciens qui identifie les Lares aux HĂ©ros, au sens hellĂ©nique de demi-dieux, "des hommes qui ont transcendĂ© la nature et participĂ© Ă  l'indestructibilitĂ© des Jeux olympiques"(Équivalent Ă  Arya indo-iranien). D'oĂč l'idĂ©e que chaque gens aurait honorĂ© les Lar familiaris dans la figure mythique de son ancĂȘtre mythique, le prince (o principe) de la lignĂ©e.

Selon un tĂ©moignage bien connu de Macrobe (saturnales, III, 4) les Lares Ă©taient "les dieux qui nous font vivre : ils nourrissent notre corps et rĂšglent notre Ăąme» — DĂ©finition qui, comme nous le verrons, permet de comprendre pourquoi on les a souvent confondus avec les PĂ©nates. Cependant, les documents les plus anciens sur le culte des Lares prĂ©sentent, comme dĂ©jĂ  mentionnĂ©, la divinitĂ© au singulier dans la dĂ©nomination Lar familiaris, le pĂšre unique et idĂ©al de la mĂȘme souche. Évola [La tradition romaine, p.177] cite l'opinion de Saglio selon laquelle cette dĂ©nomination "cela ne signifie pas qu'il a crĂ©Ă© matĂ©riellement la race Ă  l'origine comme un ancĂȘtre, mais qu'il est la raison divine de son existence et de sa durĂ©e". Le Lare de la famille Ă©tait donc initialement pĂšre ("prince") et racine transcendante ("principe") de la famille et du gens, en se confondant avec le GĂ©nie, qui pourtant, on l'a vu, n'Ă©tait considĂ©rĂ© comme incarnĂ© que dans la personne du Pater de famille courant, qui servait ainsi de mĂ©diateur entre le monde des vivants (les vivants qui constituaient gens) et celle des morts (les Ăąmes des ancĂȘtres du lignage qui Ă©taient honorĂ©es dans les rituels domestiques).

Au fil des siĂšcles, la Lare a Ă©tĂ© progressivement utilisĂ©e pour protĂ©ger avant tout un lieu bien dĂ©fini et tous les habitants ou travailleurs qui s'y trouvaient : ainsi la pĂšre de famille qui est venu dans son Ouah (c'est-Ă -dire dans sa rĂ©sidence de campagne) devait "prenez d'abord soin de saluer Lar familiaris » [DumĂ©zil, p.303]. A partir d'arguments de ce genre, des savants comme Wissowa et Jordan en sont venus Ă  affirmer, contrairement aux thĂ©ories traditionnelles, que «il n'y a pas de Lares de personnes ou de groupes de personnes
 [mais] la reprĂ©sentation des Lares est toujours liĂ©e Ă  un lieu"[DumĂ©zil, p.304] ; et pourtant il s'agit, on l'a vu, d'une conception trĂšs tardive du Lare, initialement considĂ©rĂ© comme une divinitĂ© unique. Ce changement de perspective ne s'est produit que dans la Rome impĂ©riale, suite Ă  la naissance d'une conception nationale des Lares, d'oĂč la prĂ©disposition des nouveaux cultes Ă  Lares militaires et Lares publiques, et enfin de celle aux Lares des Empereurs : Lares Augusti. Le Lare en vint Ă  ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une sorte de "force mystique de la race impĂ©riale", fluide surhumain mythiquement incarnĂ© par les divers"demi-dieux qui ont fondĂ© la ville et Ă©tabli l'empire universel"[Évola, La tradition romaine, p.182].

D'aprĂšs Georges DumĂ©zil [La religion romaine archaĂŻque, p.302], les Lares se distinguaient des PĂ©nates (avec lesquels au fil du temps ils se confondaient presque) en ce que, tandis que ces derniers Ă©taient configurĂ©s comme "les protecteurs du maĂźtre et de ses proches", les premiers protĂ©geaient indistinctement toute la population libre ou servile et toute la famille entendue dans un sens plus large, d'oĂč le nom Lar familiaris. Personnellement, nous sommes d'avis que cette conception de Lares Ă  la fois fallacieux et tardif, loin du concept traditionnel de Lar comme "prince" et "principe" de la lignĂ©e.

En ce qui concerne les PĂ©nates, il convient de noter que ces entitĂ©s tirent leur nom de pĂ©nus, lieu de la maison oĂč Ă©taient gardĂ©es les rĂ©serves pour l'annĂ©e [Pasino, p.55] : en somme, c'Ă©taient des divinitĂ©s de la troisiĂšme fonction, celle de la fertilitĂ© et de l'abondance, et Ă  cet Ă©gard, on peut compter des divinitĂ©s comme Jupiter parmi les premiers PĂ©nates, Vesta pour les semailles, en plus de CĂ©rĂšs et des susdits Janus et Junon pour la fauche, et enfin le Mars rural (c'est-Ă -dire Mars dans sa fonction de dĂ©fenseur des limites des champs) pour toutes les priĂšres lustrales de protection. Pasino, p. 56]. Cependant, selon DumĂ©zil [La religion romaine archaĂŻque, p.311], il est probable qu'Ă  l'origine pĂ©nus se voulait « la partie la plus intime, le fond » : par consĂ©quent les dieux PĂ©nates ne veilleraient pas seulement Ă  la conservation et Ă  l'abondance des vivres, mais en gĂ©nĂ©ral au bien-ĂȘtre de la maison et de ses habitants, pour ainsi dire sur le " fonds originel" de la lignĂ©e. On peut donc remarquer combien la chance (au sens latin de "destin") d'un gens, ainsi que son existence mĂȘme, semblerait ĂȘtre liĂ©e dans la pensĂ©e romaine d'une part aux Ăąmes des dĂ©funts appartenant Ă  cette lignĂ©e ou en totalitĂ© aux lieux oĂč de telles gens vies, et d'autre part par une sĂ©rie de divinitĂ©s tutĂ©laires du travail agricole et donc, en derniĂšre analyse - Ă©tant la sociĂ©tĂ© latine des origines fondĂ©e sur l'agriculture et l'Ă©levage -, de la richesse et de l'abondance des gens mĂȘme.

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A cela s'ajoute, pour conclure, la croyance dans le fait que d'autres Ăąmes des dĂ©funts du gens qui n'avaient pas atteint la perfection olympique-hĂ©roĂŻque et qui ne se confondaient pas avec la masse indistincte des Mani, en vertu d'une vie mĂ©chante ou d'une mort traumatisante, Ă©taient destinĂ©s Ă  devenir Larves et LĂ©muriens. MĂȘme pour ces « Ăąmes damnĂ©es », les Romains prĂ©paraient des rituels Ă  caractĂšre inferno-chtonien pour apaiser leurs appĂ©tits. Autopsie et de garder leur influence nĂ©gative loin des membres vivants de la lignĂ©e.

ÉnĂ©e-pĂ©nates
ÉnĂ©e sacrifiant aux PĂ©nates, Ara Pacis, Rome.
Culte des morts et culte des vivants

Mais il y a plus. Comme le déclare Pasino [pp. 140-141] :

"Nous trouvons la nĂ©cessitĂ©, de la part des peuples latins, d'enraciner la tradition du culte des PĂ©nates Ă  des temps encore plus reculĂ©s dans les Ă©crits de Virgile dans lesquels il est bien notĂ© qu'il est en rĂ©alitĂ© issu de la tradition de la maison d'ÉnĂ©e. Le culte familial des Mani, Lari et Penates Ă©tait une pratique rĂ©servĂ©e aux seuls membres de la famille, encore aujourd'hui on sait peu de choses sur la façon dont ils se dĂ©roulaient : chaque famille Ă©tait jalouse de ses secrets. Les membres de la famille Ă©taient pour ainsi dire des initiĂ©s, et pouvaient participer et prĂ©sider Ă  tous les rites. La pĂšre de famille, normalement il dirigeait les travaux et transmettait la pratique Ă  ses enfants... L'entrĂ©e dans ces cultes se faisait donc par naissance (lignĂ©e directe), par adoption ou par mariage (on entrait pour faire partie d'une famille diffĂ©rente de la sienne) . Chacune de ces mĂ©thodes donnait la possibilitĂ© d'ĂȘtre "enfants" et donc consanguins, descendants et, en mĂȘme temps, initiĂ©s aux cultes familiaux."

On voit donc qu'en rĂ©alitĂ© le culte vouĂ© aux morts de sa lignĂ©e (qu'ils soient Mani, Lari ou autres) n'est qu'un cĂŽtĂ© de la mĂ©daille, l'autre cĂŽtĂ© Ă©tant un "culte des vivants", ou plutĂŽt un sacralisation du lien gĂ©nĂ©tique qui unissait tous les membres, encore vivants, d'un mĂȘme gens, qui ont renouvelĂ© leur pouvoir gĂ©nĂ©rateur dans des rites de ce genre gensou mieux que le GĂ©nie de leur lignĂ©e ou de Lar familiaris. Renvoyons encore une fois Ă  Pasino, qui Ă©crit [p.148] :

"Ces entitĂ©s vĂ©nĂ©rĂ©es s'identifient comme celles qui entretiennent le lien entre l'ancĂȘtre de la famille et ses descendants, une sorte de pneuma, d'une Ă©nergie subtile qui palpite dans le sang des descendants. Dans ce cas le culte familial devient, en effet, une recherche, Ă  l'aide de rituels Ă©sotĂ©riques, de la part divine qui est bien cachĂ©e en nous. »

Dans une vision religieuse de ce type, le symbole du feu, ou plutĂŽt du foyer central de la maison, reprĂ©sentant Ă  la fois la "flamme" (c'est-Ă -dire la puissance subtile, la pneuma) inextinguible de la lignĂ©e, qui Ă©tait honorĂ©e dans la divinitĂ© de GĂ©nie ou l' Lar familiariset le 'omphalos de la maison qui pendant les rites devient un vĂ©ritable temple, leAxe mondial qui rĂ©git les trois mondes, ceux des dieux urano-supĂ©rieures, celui des vivants et celui des morts et des divinitĂ©s inferno-chtoniennes. Dans la phase suivante de l'histoire de la civilisation romaine, oĂč les cultes publics prirent de l'importance au dĂ©triment des cultes privĂ©s, ce feu Ă©ternel, dont la flamme Ă©tait perpĂ©tuellement allumĂ©e par les Vestales du temple de Vesta, fut considĂ©rĂ© comme pneuma de la lignĂ©e romaine dans son intĂ©gralitĂ©.

Sur le mystÚre de l'incendie de Vesta, nous voulons citer l'opinion autorisée de Guido de Giorgio, qui dans son ouvrage bien connu La tradition romaine a déclaré [p.246] :

« La 'fixitĂ©' traditionnelle implique
 l'inĂ©puisabilitĂ© des applications puisque la vĂ©ritĂ© divine est un point vers lequel tendent des voies infinies en raison de son caractĂšre universel qui implique la totalitĂ© des rĂ©alisations. Si le Temple de Vesta reprĂ©sente l'immobilitĂ© traditionnelle, le feu qui y flamboie en de multiples spirales de lumiĂšre, il signifie prĂ©cisĂ©ment l'intĂ©gration active et dynamique que chacun de nous doit faire dans son propre cƓur purifiĂ© de tout dĂ©chet humain et s'accordant au rythme de l'universalitĂ© Ă©ternellement crĂ©atrice. Le feu reprĂ©sente donc ce qu'on pourrait appeler le dynamisme traditionnel, c'est-Ă -dire le travail effectif que l'homme doit faire pour rĂ©aliser les formules apparemment statiques et monotones qu'exprime le complexe traditionnel. La tradition s'applique Ă  tous sans distinction, elle doit donc revĂȘtir une formulation dĂ©pourvue de tout caractĂšre personnel ; mais chacun doit assimiler la formule Ă  son compte, l'Ă©veiller d'un feu intĂ©rieur, en faire un vĂ©hicule de transfiguration, un Ă©clair progressif qui monte de la sphĂšre humaine au divin pour ramener l'homme Ă  sa vĂ©ritable destination qui est le ciel. "

Dans la phase archaĂŻque de la civilisation romaine, le foyer domestique « sensibilisait et symbolisait » la « prĂ©sence » des GĂ©nies, des Lare, des PĂ©nates et des Mani : il Ă©tait donc un symbole de la « flamme sacrĂ©e du lignage », qui «devaient brĂ»ler en permanence au centre des maisons patriciennes, dans le temple situĂ© dans leatrium, lieu oĂč le pĂšre de famille il cĂ©lĂ©brait les rites et dans lesquels se rĂ©unissaient les diffĂ©rents membres du groupe domestique ou noble"[Évola, La tradition romaine, p.179].

Ainsi, comme les anciens Indiens des VĂ©das vĂ©nĂ©raient Agni, les Romains des origines honoraient le feu dans son aspect le plus Ă©levĂ©, olympique, lumineux, et en mĂȘme temps n'y voyaient pas une simple rĂ©alitĂ© « transcendante » au sens des monothĂ©ismes sĂ©mitiques, mais au contraire ils le considĂ©raient image immanente d'un principe mĂ©taphysique supĂ©rieur, Ă  travers laquelle ils vivaient l'appartenance Ă  un lignage comme une Ă©lection sacrĂ©e : comme un « appel » du GĂ©nie de gens. Evola Ă©crit Ă  nouveau [La tradition romaine, p.180] :

« Cette entité ardente apparaissait comme l'intermédiaire naturel entre le monde humain et l'ordre surnaturel. Partant de l'idée de l'unité, réalisée dans le sang et dans la race, de l'individu avec une force qui, comme le génie ou le lare, était déjà plus que physique, l'homme antique était convaincu de la possibilité réelle d'influencer , précisément pour cette raison, de s'éloigner de son propre destin et de faire en sorte que ses forces et ses actions soient aidées par une influence transcendante que, par le mystÚre du sang et de la race à laquelle il appartenait, des rites spéciaux devaient se concilier et ennoblir. Son anti-universalisme est une spécificité du culte des sociétés ariennes les plus anciennes. L'homme ancien ne s'adressait pas à un Dieu en général, le Dieu de tous les hommes et de toutes les races, mais au Dieu de sa lignée, voire de son peuple et de sa famille. »

De ce qui vient d'ĂȘtre dit, on peut maintenant pleinement comprendre le sens du sacrifice offert, Ă  travers la maison, aux dieux Lares, PĂ©nates et les GĂ©nie de la lignĂ©e. Nous avons dĂ©jĂ  soulignĂ© au dĂ©but comment le sens latin de "sacrifice" implique l'accomplissement d'une action, soutenue par une conscience prĂ©cise de la signification occulte de la mĂȘme, en vertu de laquelle l'action est Ă©levĂ©e Ă  un niveau plus subtil que celui purement extĂ©rieur. Par le geste exemplaire prĂ©vu par le rite, et surtout grĂące Ă  une attitude juste et consciente envers le numineux (le Pietas latin), l'instant Ă©tait littĂ©ralement « sacralisĂ© » : la puissance divine de GĂ©nie ou l' Lar familiaris pourrait alors descendre dans domus et coule librement du foyer Ă  tous les participants au rite. En ce sens, on reconnaĂźt dans la doctrine du sacrifice romain la mĂȘme conception des Indiens des VĂ©das, pour lesquels, selon la leçon d'Ananda Coomaraswamy [La doctrine du sacrifice, p.187] :

"Le Sacrifice assure la circulation perpĂ©tuelle du "Courant d'Abondance"... : la nourriture parvient aux Dieux au moyen de la fumĂ©e de l'offrande au feu, notre nourriture descend du ciel avec la pluie, et ainsi de suite Ă  nous grĂące aux plantes et au bĂ©tail, afin que le Sacrifice et son peuple ne meurent pas dans la misĂšre. D'autre part, le bienfait suprĂȘme obtenu par le sacrificateur, qui a obtenu une vie longue et saine sur terre, est la dĂ©ification et l'immortalitĂ© absolue. Cette distinction entre richesses temporelles et richesses Ă©ternelles correspond Ă  celle clairement tracĂ©e par les BrĂąhmanes, entre le simple accomplissement ou patronage des rites, et leur comprĂ©hension. Le simple participant n'obtient que le fruit immĂ©diat, tandis que le Connaissant... obtient les deux bouts de l'opĂ©ration en mĂȘme temps (karma, porte). "

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Vestales autour du feu sacré de Vesta.
Fides, Dharma, AnamnĂšse

Nous voulons conclure cet essai par une excursus qui nous semble pertinent. Nous revenons une fois de plus Ă  Julius Evola, qui dans son ouvrage le plus cĂ©lĂšbre, prenant les ficelles des conceptions antiques des Romains et d'autres peuples traditionnels, est venu mettre en relation les cultes nobles dont nous avons parlĂ© ici avec les siens, dans la Rome antique Ă©galement comme dans l'Inde et la Chine anciennes, aux diffĂ©rentes castes. À son avis [RĂ©volte contre le monde moderne, chapitre XIV, p.124] :

« Les castes, dans l'ordre d'une tradition vivante, reprĂ©sentaient pour ainsi dire le « lieu » naturel d'unitĂ© ici-bas de volontĂ©s et de vocations semblables ; et la transmission rĂ©guliĂšre, fermĂ©e, hĂ©rĂ©ditaire a prĂ©parĂ© un groupe homogĂšne d'inclinations propices — organiques-vitales aussi bien que psychiques — en vue du dĂ©veloppement rĂ©gulier, de la part des individus, desdites dĂ©terminations ou dispositions prĂ©natales sur le plan de l'existence humaine. De la caste, l'individu n'a pas "reçu" sa propre nature - la caste lui a plutĂŽt donnĂ© le moyen de reconnaĂźtre ou de "se souvenir" de sa propre nature et de sa volontĂ©, lui offrant en mĂȘme temps une sorte d'hĂ©ritage occulte liĂ© au sang pour pouvoir pour y parvenir harmonieusement.' dernier.'

Paraphrasant le philosophe romain, la libertĂ© de l'homme antique consistait Ă  "pouvoir rejoindre le tronc le plus profond de sa volontĂ©, avoir un rapport avec le mystĂšre de sa « forme » existentielle”[RĂ©volte, p.125]. "En effet—Continuer Evola—ce qui correspond Ă  la naissance et Ă  l'Ă©lĂ©ment physique d'un ĂȘtre reflĂšte ce qu'on peut dire, dans un sens gĂ©omĂ©trique, rĂ©sultant des diverses forces ou tendances en jeu dans sa naissance: c'est-Ă -dire qu'il reflĂšte la direction de la force la plus forte"[Pp. 125-126]. Cette conception traditionnelle, que l'on retrouve dans la doctrine platonicienne dehistoire et dans le nordique, contenu dans leEdda et Volupsa, de la "Source de MĂ­mir", se retrouve aussi dans les deux maximes grecques "Connais toi"(Avec son supplĂ©ment :"Rien de superflu") Et "SoistoimĂȘme ».

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Le concept de fides, c'est-Ă -dire « fidĂ©litĂ© Ă  son ĂȘtre », est l'Ă©quivalent du vĂ©dique dharma, dĂ©rivant de la racine indo-europĂ©enne dr ("Soutenir", "porter ou retenir"). Cette idĂ©e archaĂŻque que la perfection de l'existence humaine ne se mesure pas avec un critĂšre purement matĂ©riel ou utilitaire, ni avec une Ă©valuation morale Stricto sensu, mais consiste plutĂŽt en rĂ©aliser pleinement et activement sa nature, Son dharma ou, pour reprendre la terminologie des anciens HellĂšnes, son propre telos, est Ă©galement prĂ©sent chez Platon, Aristote et Plotin, qui enseignaient : "Il faut que chacun soit chacun, que nos actions soient les nĂŽtres, que les actions de chacun lui appartiennent, quelles qu'elles soient". Il est donc parfaitement Ă©tabli que cette conception de l'existence humaine est typique de toutes les traditions indo-europĂ©ennes, des Indo-ArĂź aux HellĂšnes, des Romains aux Normands.

Cette conception pourrait se rĂ©sumer Ă  deux formules utilisĂ©es par Evola : "dĂ©couvrir la dominante en soi" et "fidĂ©litĂ© Ă  son ĂȘtre". Ainsi le philosophe romain en discute-t-il dans RĂ©volte contre le monde moderne [pp.126-127] :

"DĂ©couvrir... le 'dominant' en soi sur la piste de sa propre forme et de sa caste, et le vouloir, c'est-Ă -dire le transformer en un impĂ©ratif Ă©thique et, de plus, l'appliquer 'rituellement' dans la fidĂ©litĂ© afin de tout dĂ©truire qui se lie Ă  la terre comme un instinct, des motifs hĂ©donistes, des apprĂ©ciations matĂ©rielles - tel est le fondement de la conception prĂ©citĂ©e... Toute sorte de fonction et d'activitĂ© apparaissait de la mĂȘme maniĂšre - et uniquement - comme point de dĂ©part d'une Ă©lĂ©vation dans un sens diffĂ©rent, vertical, non pas dans l'ordre temporel mais dans l'ordre spirituel. Chacun dans sa propre caste, dans la fidĂ©litĂ© Ă  sa propre caste, dans la fidĂ©litĂ© Ă  sa nature, dans l'obĂ©issance non Ă  une morale gĂ©nĂ©rale, mais Ă  sa propre morale, Ă  la morale de sa propre caste, avait Ă  cet Ă©gard la mĂȘme dignitĂ© et la mĂȘme mĂȘme puretĂ© d'un autre: un serviteur -çûdra— Comme celle d'un roi. »

En définitive, à la lumiÚre de ce qui a été dit, nous souhaitons conclure en citant une pensée quelque peu partagée de Pasino [p.130], reconnaissant avec lui que :

"Le vrai vol perpétré par la science et la religion... n'est que cela : avoir dépouillé le peuple d'un culte privé, le seul vrai culte représentant une relation directe entre Dieu et l'Homme, le seul qui ait affirmé la divinité dans l'homme".

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Représentation d'un sacrifice domestique aux Lares.

Bibliographie:

  • Ananda K. Coomaraswamy, La doctrine du sacrifice (Luni, Milan, 2015).
  • Henri Corbin, L'homme de lumiĂšre dans le soufisme iranien (MĂ©diterranĂ©e, Rome, 1988).
  • Georges DumĂ©zil, La religion romaine archaĂŻque (Rizzoli, Milan, 1977).
  • Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idĂ©es religieuses tome II (Sansoni, Florence, 1980).
  • Guido de Giorgio, La tradition romaine (MĂ©diterranĂ©e, Rome, 1989).
  • Jules Evola, RĂ©volte contre le monde moderne (MĂ©diterranĂ©e, Rome, 1969).
  • Jules Evola, La tradition romaine (AR, 1977).
  • Marie-Louise von Franz, L'expĂ©rience du temps (Teadue, Milan, 1997).
  • Rosalind B. Oniens, Les origines de la pensĂ©e europĂ©enne (Adelphe, Milan, 2011).
  • AndrĂ©a Pasino, Initiation Ă  la progĂ©niture de sang (Psiche2, Turin, 2014).