Échapper à la prison de l'esprit : "Gormenghast" de Mervyn Peake

Peintre hallucinĂ© et imaginatif, artiste aux multiples facettes et visionnaire, contraint par des dĂ©pressions nerveuses continues Ă  des sĂ©jours prolongĂ©s en maisons de repos et hĂŽpitaux psychiatriques, Mervyn Peake confie Ă  l'Ă©crit le soin d'exorciser les sombres obsessions qui finiront par le dĂ©vorer. Sur la mer orageuse d'un univers onirique Ă  la fois nourri et menacĂ© par les excĂšs d'une folie autodestructrice, les arabesques, architectures acrobatiques du chĂąteau de Gormenghast, concrĂ©tion monstrueuse, enchevĂȘtrĂ©e, gigantesque des peurs incontrĂŽlables qui enserrent l'Ăąme de l'Ă©crivain anglais.

di Paul Mathlouthi

couverture : Marvyn Peake photographié en 1946

Existe-t-il une corrélation entre le génie et la folie ? Karl Jaspers, auteur d'un essai devenu aujourd'hui un classique incontournable sur le sujet, répondrait sans hésitation que l'un ne peut exister sans l'autre. Si l'attention du philosophe allemand se porte de maniÚre particuliÚre sur la figure de Van Gogh comme paradigme de son argumentation, la littérature et la philosophie ont offert des exemples non moins emblématiques de l'irréfutable de cette dichotomie dialectique.

Les paroles de Hölderlin auraient-ils peut-ĂȘtre cette luminositĂ© vertigineuse et prophĂ©tique si le poĂšte, assiĂ©gĂ© par la folie, n'avait pas choisi de se condamner aux tĂ©nĂšbres d'une existence cloĂźtrĂ©e ? DovstoĂŻevski aurait sondĂ© avec la mĂȘme prĂ©cision chirurgicale les profondeurs insondables de l'AbĂźme au bord duquel Raskol'nikov, Stravroguine et Goliadkine, ses alter ego tourmentĂ©s, surplombent, si les crises rĂ©pĂ©tĂ©es d'Ă©pilepsie ne l'avaient contraint Ă  une confrontation quotidienne avec les monstres qui font vaciller les certitudes de la Raison ? Friedrich Nietzsche aurait-il Ă©tĂ© frappĂ© par l'intuition de l'Éternel Retour ou aurait-il prophĂ©tisĂ© la mort de Dieu si le dĂ©mon insidieux de l'Ă©vanouissement ne s'Ă©tait pas emparĂ© de son esprit prodigieux ? Les lecteurs savent dans leur cƓur que la rĂ©ponse Ă  ces questions est en fait une fatalitĂ©.

De 'La GrÚce ancienne aux solitudes glaciaires de Taïga sibérienne, les cultures traditionnelles de tous les temps et de toutes les latitudes partagent l'idée que la folie est une manifestation du Sacré, un moyen par lequel les puissances d'outre-monde offrent aux initiés qui en sont affectés, qu'ils soient héros ou oracles, la possibilité d'accéder à un autre niveau de la conscience et l'écriture, qui a toujours entretenu des liens souterrains avec le divin, devient une expérience liminale par excellence, la principale clé d'accÚs à ce jardin secret strictement fermé au profane .


Peintre hallucinĂ© et imaginatif, artiste aux multiples facettes et visionnaire, illustrateur imaginatif des chefs-d'Ɠuvre de Lewis Carroll et de Robert Louis Stevenson ainsi que de la plus cĂ©lĂšbre Ă©dition britannique des contes des frĂšres Grimm, contraint par des dĂ©pressions nerveuses continues Ă  des sĂ©jours prolongĂ©s en maisons de retraite et les hĂŽpitaux psychiatriques, Mervin Peake (1911 - 1968) confie prĂ©cisĂ©ment Ă  l'Ă©crit le soin d'exorciser les sombres obsessions qui finiront par le dĂ©vorer. Sur la mer orageuse d'un univers onirique Ă  la fois nourri et menacĂ© par les excĂšs d'une folie autodestructrice, les arabesques se voĂ»tent, architecture acrobatique du chĂąteau de Gormenghast, monstrueuse, enchevĂȘtrĂ©e, gigantesque concrĂ©tion des peurs incontrĂŽlables qui Ă©treignent l'Ăąme de l'Ă©crivain anglais, Ă  l'ombre de laquelle se dĂ©roule l'Ă©popĂ©e tragique de l'ancienne famille de De 'Lamenti, liĂ©e depuis des temps immĂ©moriaux au destin du manoir dans lequel il vit dĂ©tachĂ© de la rĂ©alitĂ© qui s'agite sans cesse au-delĂ  des remparts imprenables.

« Des murailles hautes et sinistres comme des quais de piles, ou secrĂštes pour les condamnĂ©s, s'Ă©lançaient dans l'air aquatique ou se courbaient majestueusement en arches prodigieuses de pierre cruelle [
]. Les contreforts et les hauts bĂątiments se dressaient comme des carcasses de navires naufragĂ©s, ou des monstres marins avec des bouches et des fronts dĂ©goulinants [
]. Le chĂąteau s'Ă©levait au-dessus de l'horizon comme la gigantesque falaise d'un continent ; un rivage rongĂ© par d'innombrables criques et mordu profondĂ©ment par des baies ombragĂ©es. Un continent, avec un groupe d'Ăźles au large de la cĂŽte ; des Ăźles de toutes les formes que peut prendre une tour ; des archipels entiers ; isthmes et promontoires; pĂ©ninsules sombres de pierre dĂ©chiquetĂ©e - un panorama inĂ©puisable, reflĂ©tĂ© dans les moindres dĂ©tails par les profondeurs effrayantes ci-dessous [
]. Sur les toits irrĂ©guliers tombait [...] l'ombre de Torrione delle Selci qui, çà et lĂ  tachetĂ©e de lierre noir, montait des poings de pierres noueuses comme un doigt mutilĂ©, pointĂ© comme un blasphĂšme vers le ciel."

PrĂ©cisĂ©ment dans ce lieu inaccessible, ermitage Ă©litiste rĂ©servĂ© au culte des souvenirs des AncĂȘtres, par une nuit illuminĂ©e par la lueur entachĂ©e du feu qui flambe dans les couloirs de la bibliothĂšque, le Comte Sepulcrio qui, pour tenter d'Ă©chapper Ă  l'emprise des flammes, atteint le point le plus Ă©levĂ© du Torrione et est attaquĂ© par les hiboux qui s'y cachent, qui dĂ©chirent la chair avec une aviditĂ© brutale et vorace, prĂ©cipitant son corps dans l'escarpement en contrebas. C'est un monde claustrophobe que dĂ©crit Mervyn Peake dans sa trilogie monumentale, parsemĂ©e de labyrinthes inextricables, couloirs interminables, donjons inviolables, recoins souterrains, oĂč un rituel minutieux ponctue jusque dans les dĂ©tails les plus insignifiants les temps et les voies d'une structure sociale rigidement hiĂ©rarchisĂ©e et inaltĂ©rable, au sommet de laquelle se trouvent les MaĂźtres du Rite, Agrimonio et Barbican, figures grotesques rendues rĂ©pugnantes par le toxique contiguĂŻtĂ© avec la puissance dont le nom rappelle les DĂ©mons dantesques blottis sur les murs de Dis, ĂȘtres difformes et boiteux dont le pas lugubre, amplifiĂ© dĂ©mesurĂ©ment par l'Ă©cho, rĂ©sonne Ă  chaque pas poussĂ© sous les voĂ»tes du chĂąteau, annonciateur leur arrivĂ©e Ă  personne.

Pris de panique, les dignitaires rĂ©unis Ă  l'annonce de la mort de Sepulcrio pour prĂ©senter leurs condolĂ©ances Ă  l'imperturbable comtesse Gertrude et rendre hommage au petit Tito, futur hĂ©ritier du trĂŽne par un acte de soumission, commencent Ă  se demander comment il est possible qu'en un lieu auquel chaque fait, chaque Ă©vĂ©nement, chaque geste, mĂȘme les confidences que les serviteurs s'Ă©changent en chuchotant avec la complicitĂ© de la nuit est passĂ© au crible et pesĂ© de maniĂšre obsessionnelle pour ne pas rompre le cĂ©rĂ©monial trĂšs compliquĂ©, quelqu'un n'a peut-ĂȘtre attaquĂ© personne d'autre que la vie de l'autoritĂ© suprĂȘme. Gormenghast n'est pas une tombe blanchie Ă  la chaux, mais une « fourmiliĂšre de pierre » oĂč l'humanitĂ© fourmille sans cesse dans un Ă©ternel tumulte, rendue folle par l'obligation impĂ©rieuse qui empĂȘche quiconque d'abandonner ses frontiĂšres. La forteresse semble dotĂ©e d'une obscure volontĂ© propre, elle se nourrit littĂ©ralement de la force vitale de ceux qui l'habitent et la coexistence forcĂ©e dans les espaces Ă©troits d'une existence cloĂźtrĂ©e constamment menĂ©e Ă  l'abri du soleil, alimente nĂ©cessairement le dĂ©roulement de la les aspirations les plus troubles et les plus obliques de l'Ăąme.

Mervyn Peake, illustration pour Gormenghast

Il n'est donc pas Ă©tonnant que dans les profondeurs abyssales et incandescentes de la Grande Cucina, un paria, un paria comme Ferraguzzo, cultive secrĂštement des intentions guerriĂšres de vengeance sociale. Le physique sec et vigoureux tempĂ©rĂ© par la fatigue, les cheveux roux Ă©bouriffĂ©s pour aurĂ©oler un crĂąne arrondi aux traits lombrosiens, deux yeux hantĂ©s et trĂšs mobiles, attentifs Ă  chaque changement imperceptible, le garçon mĂ©connu Ă©chappe avec un stratagĂšme aux tĂąches humiliantes auxquelles, selon la logique de fer qui gouverne le manoir, ses origines plĂ©bĂ©iennes l'enchaĂźneraient Ă  la vie, gagnant les faveurs du vain mĂ©decin de la cour Floristrazio qui l'introduisit dans les piĂšces secrĂštes. C'est le signe d'un mutation alchimique qui rĂ©vĂšle soudain sa vraie nature : appuyĂ© sur un bĂąton Ă  l'Ăąme armĂ©e, accompagnĂ© d'un singe nommĂ© Lucifer, l'entreprenant parvenu, protĂ©gĂ© par la bienveillance des membres les plus influents de la cour, travaille avec une diligence fĂ©brile et mĂ©ticuleuse dans tous les recoins de le chĂąteau, toujours prĂ©cĂ©dĂ© du sombre prĂ©sage de son ombre qui, l'enveloppant comme un manteau, se dresse dans le clair-obscur des flambeaux glissant le long des murs et des colonnades du cloĂźtre. A celui qui le rencontre, voix et clin d'Ɠil persuasifs, prodigue des conseils, offre de l'aide, garantit protection et, avec une ruse machiavĂ©lique, dĂ©place les diffĂ©rents acteurs de ce caravansĂ©rail baroque rutilant les uns contre les autres, comme dans une gigantesque partie d'Ă©checs jouĂ©e par des personnages en chair et sang.

Elle sĂ©duit la jeune Fuchsia, sƓur de Tito, une crĂ©ature rurale, un esprit indocile et lunatique, elle souffle sur le feu du ressentiment qui Ă©clot dans le cƓur des jumelles Cora et Clarice, cĂ©libataires amĂšres hostiles Ă  Sepulcrio qui leur reprochent de ne pas vouloir de les prendre en considĂ©ration en raison de leur propre rang et il les utilise comme exĂ©cutants matĂ©riels de l'incendie dans lequel le comte trouvera sa mort, pour ensuite les enfermer dans la Sala delle Radici ; il tue Agrimonio et Barbican sans hĂ©sitation, se trouvant finalement le seul dĂ©positaire, gardien et interprĂšte des lois de Gormenghast. Une montĂ©e au Ciel grandeur nature, poursuivie avec une froideur lucide et une dĂ©termination impitoyable, dont seul l'hĂ©ritier lĂ©gitime, qui avait vĂ©cu jusqu'Ă  ce moment en exil volontaire dans la ForĂȘt de Ronce sous le regard attentif de la vieille Lisca, notable de l'ancien gardien restĂ© fidĂšle Ă  la mĂ©moire de son pĂšre, il saura mettre un terme, Ă©liminant Ferraguzzo dans un combat Ă  mort qui, en rĂ©tablissant la ligne de succession, rĂ©tablira le bon ordre des Ă©vĂ©nements.


Ecrivain culte dont les oeuvres en Angleterre font l'objet de transpositions cinématographiques réussies et ont inspiré l'imagination fervente de dessinateurs de la trempe d'Alan Lee, Mervyn Peake a rencontré dans notre pays un accueil assez avare de compliments de la part des critiques spécialisés, bien qu'en faisant le les honneurs n'étaient autres que Roberto Calaso, à qui l'on doit le mérite d'avoir inscrit cet auteur pour le moins controversé dans le canon d'or de son prestigieux catalogue.

Les rares qui, sous nos latitudes, se sont aventurĂ©s Ă  explorer les gĂ©omĂ©tries tordues de Gormenghast ils expriment une certaine gĂȘne dans la tentative de classer cette Ɠuvre extrĂȘmement articulĂ©e et complexe dans les paramĂštres des genres littĂ©raires codifiĂ©s. Pourtant, tout le monde semble s'accorder Ă  dire qu'il ne s'agit pas d'un roman fantastique, alors qu'avec ce terme largement abusĂ© et d'ailleurs imprĂ©cis, il est aujourd'hui d'usage de dĂ©signer abondamment la saga Ă©pique. Ce jugement, Ă  mon humble avis, est sans doute hĂątif quand il n'est pas superficiel Ă©tant donnĂ© qu'aprĂšs une analyse minutieuse, il est facile de trouver comment les Ă©lĂ©ments archĂ©typaux de la quĂȘte, comme l'appellent les Anglais, c'est-Ă -dire la Recherche de type chevaleresque, sont en fait prĂ©sents sans Ă©quivoque.

DerriĂšre les vĂȘtements d'un prose scĂ©nographique, polyphonique, dĂ©bordante d'adjectifs jusqu'au paroxysme, Mervyn Peake ne fait que dĂ©crire la chute d'un Royaume. S'il Ă©tait possible de rĂ©duire l'intrigue Ă  son essentiel premier, en la libĂ©rant des apparats stylistiques et des superstructures de toute sorte, nous nous trouverions en prĂ©sence d'une reprĂ©sentation thĂ©Ăątrale Ă  saveur Ă©lisabĂ©thaine, oĂč un Souverain lĂ©gitime, Sepulcrus, le dernier reprĂ©sentant d'une ancienne lignĂ©e dont l'orgueil est dĂ©sormais un souvenir Ă©puisĂ© et sans vie mais non moins contraignant pour ceux qui en gardent les vestiges et cultivent sa mĂ©moire, trouve la mort par trahison aux mains d'un Antagoniste qui dans ses caractĂ©ristiques saillantes symbolise la projection plastique d'un Ă©tranger univers de valeurs et en effet je dirais antithĂ©tique au monde de la Tradition.

La comtesse Gertrude entourée de ses chats dans l'illustration En route vers le docteur par Charles W. Stewart pour Gormeghast

Ferraguzzo n'est pas seulement cruel (ce qui, en soi, ne serait pas forcément un défaut), mais c'est surtout un agent double, intimidant, arrogant, menteur à la limite du pathologique, il a un penchant naturel à la duplicité typique de la ùme conspiratrice : il exhibe, c'est-à-dire au plus haut degré, les qualités du démagogue moderne. Une figure tellurique qui travaille sciemment en faveur du Chaos. C'est finalement une préfiguration du Kali Yuga. Dans cette perspective, sa mise à mort par Tito, l'héritier désigné de Gormenghast, prend le sens d'un geste symbolique, d'une action apotropaïque visant à favoriser la recomposition de l'unité perdue du Tout et, avec elle, l'avÚnement d'un nouveau commencement. . , un nouvel ùge d'or, respectant celui qui Mircea Eliade il appellerait la « sphéricité du temps » inhérente aux cultures prémodernes.

Si ces Ă©lĂ©ments ne s'imposent pas de prime abord Ă  l'attention du lecteur, cela tient au fait que, conformĂ©ment aux diktats esthĂ©tiques et stylistiques du surrĂ©alisme auxquels se rĂ©fĂšre Mervyn Peake, les plans narratifs sont dĂ©cousus au profit de l'irruption d'Ă©lĂ©ments tirĂ©es de la sphĂšre du rĂȘve, des territoires inexplorĂ©s de l'inconscient. VoilĂ  donc que la Comtesse Gertrude nous apparaĂźt assise sur son trĂŽne de coussins revĂȘtu d'une robe composĂ©e de centaines de milliers de chats vivants, qui Ă©voluent Ă  l'unisson en symbiose avec leur maĂźtresse, tandis que des oiseaux de toutes formes aux plumes multicolores nichent parmi les Ă©paisses boucles de ses cheveux en tourelle... mais cette reprĂ©sentation ne la rend pas moins terrible lorsqu'elle dĂ©clare d'un ton final que "Il n'y a pas d'Ailleurs, car tout mĂšne Ă  Gormeghast".

Jesse Gillespie, Gormeghast

Remarque:

Karl Jasper, GĂ©nie et folie. Strindberg et Van Gogh, Raffaello Cortina Editore, Milan 2001.

Mervin Peake, Gormenghast, Adelphi, Milan 2005; p. 32.                                                          

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