Le chemin solitaire du cinabre

« Incompris par ses amis et ses ennemis, il combattit seul contre le monde moderne » : cette nécrologie à Julius Evola met en lumiÚre le daimon « prométhéen-luciférien » qui l'accompagna tout au long de son parcours terrestre, faisant de lui un penseur unique dans le panorama de ' 900, comme il ressort clairement de son ouvrage le plus autobiographique, "Le voyage du cinabre", récemment réimprimé par Edizioni Mediterranee.


di Marco Maculotti

«« Essais sur l'idĂ©alisme magique »; "L'homme comme pouvoir" ; « ThĂ©orie de l'individu absolu »  ; des livres que le bibliothĂ©caire observe au passage, prĂ©sentant derriĂšre les apparences extravagantes une force redoutable, un feu dont il est facile de se faire Ă©craser et accabler. Je me souviens encore de la consternation suscitĂ©e, quoique dans de petits cercles de savants, par les premiĂšres dĂ©clarations de la troublante thĂ©orie. "Fou", "inouĂŻ", "formidable", "digne de l'enjeu"..." 

Dans un célÚbre discours, Pierre Drieu La Rochelle a déclaré que « La fonction des intellectuels, ou du moins des un certain type d'intellectuels, c'est aller au-delà de l'événement, s'engager dans des voies risquées, parcourir tous les chemins possibles de l'histoire". Peu de portraits « d'intellectuels » correspondent à ce portrait-robot, que l'on pourrait en quelque sorte définir Prométhéen-luciférien, ainsi que l'un des esprits les plus controversés (et incompris) de la culture italienne du XXe siÚcle : le philosophe romain et « traditionaliste » Julius Evola (1898 - 1974).

L'aspect biographique de son Ɠuvre (Ă  la fois littĂ©raire et « alchimique ») et les Ă©tapes d'une existence qui revĂȘtit des caractĂšres « mythologiques » bien avant sa mort ont Ă©tĂ© racontĂ©s Ă  la premiĂšre personne par Evola lui-mĂȘme dans le livre-document intitulé Le chemin du cinabre  , publiĂ© pour la premiĂšre fois en 1963. La rĂ©cente rĂ©impression (2018) par Éditions mĂ©diterranĂ©ennes de Rome, pour la sĂ©rie "ƒuvres de Julius Evola" Ă©ditĂ©e par Gianfranco de Turris, constitue la quatriĂšme Ă©dition corrigĂ©e, rĂ©visĂ©e et considĂ©rablement augmentĂ©e de multiples notes, annexes, bibliographies, photographies, documents inĂ©dits et essais de Alvi jumeau ("Le frisson du vide") e AndrĂ©a Scarabelli ("Le parcours Ă©ditorial de 'Le voyage du cinabre'"), pour un total de prĂšs de 500 pages. Une Ă©dition donc Ă  ne pas manquer pour les admirateurs d'Evola et pour ceux qui veulent le connaĂźtre « de plus prĂšs », dans le cadre plus purement historico-biographique de son voyage terrestre solitaire.

Nous sommes conscients de l'impossibilité de fournir, dans cette courte revue d'articles, un tableau général exhaustif de la vie d'Evola ; sur ce point, nous renvoyons à la lecture intégrale du livre en question. Pour notre part, nous nous limiterons ici à définir dans les grandes lignes la vie du philosophe et ésotériste romain, en soulignant ici et là certains épisodes particuliÚrement marquants et certaines positions idéologiques qu'il a développées au fil des années ; à cette fin, nous diviserons la biographie d'Evola en trois "macro-phases" (durant environ 25 ans chacun) que nous ramÚnerons idéalement, non sans un sens caché, aux phases deArs alchimique: les jeunes ou les nigredo (jusqu'à 1922), la mature ou laAlbédo (de '23 à la fin des années XNUMX) et enfin celle de la vieillesse ou de Rubedo(des années 1974 à sa mort en XNUMX).

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Jeunesse: nigredo

Qui était Julius Evola avant de devenir Julius Evola? DÚs les premiÚres années, il affirme dans l'incipit de Le chemin, deux "dispositions" semblent en avoir façonné la nature : d'une part, une "pulsion de transcendance", dont il devait acquérir un « certain détachement de l'humain » et une « certaine insensibilité et froideur d'ùme » ; de l'autre, une attitude "de kshatriya», terme qui appelle en sanskrit « un type humain enclin à l'action et à l'affirmation, « guerrier » au sens large ». Et pourtant, poursuit le philosophe romain  :

«Je ne peux pas rattacher les dispositions que j'ai mentionnĂ©es Ă  des influences environnementales ou Ă  des facteurs hĂ©rĂ©ditaires (au sens biologique courant). Je dois trĂšs peu Ă  l'environnement, Ă  l'Ă©ducation, Ă  la lignĂ©e de mon sang. Dans une large mesure, je me trouvais en dĂ©saccord Ă  la fois avec la tradition prĂ©dominante en Occident - le christianisme et le catholicisme - et avec la civilisation d'aujourd'hui, avec le "monde moderne" dĂ©mocratique et matĂ©rialiste, et avec la culture et la mentalitĂ© qui prĂ©valaient dans la nation oĂč je est nĂ©, l'Italie, est, enfin, avec mon environnement familial. Au contraire, l'influence de tout cela Ă©tait indirecte, nĂ©gative : cela ne faisait que susciter des rĂ©actions en moi. "

De retour dans la capitale aprÚs la Grande Guerre, le jeune Julius se retrouve catapulté dans une période de crise qui marque une véritable catharsis: un moment d'actualité de son existence, encadré dans le sens d'une phase initiale nécessaire de nigredo, sans laquelle il aurait été impossible de viser les hauteurs vertigineuses duAlbédo et Rubedo. Ce n'est pas un hasard, à notre avis, si cette étape trÚs importante dans la formation du "philosophe" d'Evola s'est résolue - entre autres - dans une série de expériences avec des substances psychotropes, dont probablement la psilocybine. Voici comment Evola se souvient de cette phase tragique mais incontournable de nigredo  :

«  L'intolĂ©rance Ă  la vie normale Ă  laquelle j'Ă©tais revenu, le sens de l'inconsĂ©quence et de la vanitĂ© des finalitĂ©s qui engageaient normalement les activitĂ©s humaines, s'intensifiĂšrent en moi. De maniĂšre confuse mais intense, le congĂ©nital Ă  la transcendance se manifestait. Dans ce contexte, il convient Ă©galement de mentionner l'effet de certaines expĂ©riences intĂ©rieures auxquelles j'ai fait face au dĂ©but sans  technique prĂ©cise et prise de conscience du but, Ă  l'aide de certaines substances qui ne sont pas les drogues les plus couramment utilisĂ©es, et dont l'usage nĂ©cessite en effet, dans la plupart des cas, le dĂ©passement d'une rĂ©volte naturelle de l'organisme et un contrĂŽle particulier de celle-ci . J'Ă©voluais ainsi vers des formes de conscience en partie dĂ©tachĂ©es des sens physiques. Il n'est pas rare que je passe prĂšs du domaine des hallucinations visionnaires et peut-ĂȘtre mĂȘme de la folie. Mais une constitution fonciĂšrement saine, le caractĂšre authentique de l'Ă©lan qui m'avait conduit vers ces aventures, et une intrĂ©piditĂ© d'esprit m'ont portĂ© plus loin. "

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Julius Evola, "La Balance s'enflamme et les pyramides", 1920-21.

Les plus grands fruits de ces expĂ©riences remontent au fait qu'il lui a fourni, selon ses propres mots, "des points de repĂšre qu'il aurait pu autrement difficilement atteindre", des perspectives et des intuitions insaisissables avec les seuls moyens de l'esprit rationnel. Evola a liĂ© cette pĂ©riode de croissance intĂ©rieure troublĂ©e avec un concept oriental, «ĂȘtre mordu par le serpent»  , qui dĂ©finit prĂ©cisĂ©ment « Un besoin d'intensitĂ© et d'absolu, auquel aucun objet normal ne paraĂźt adĂ©quat... D'oĂč, aussi, une sorte de cupio dissoudre, une impulsion Ă  se disperser et Ă  se perdre ". Si les savants deArs alchemica et les lecteurs de La tradition hermĂ©tique par Evola lui-mĂȘme n'aura pas de difficultĂ©s particuliĂšres Ă  relier ces concepts Ă  la phase initiale du "Grand ƒuvre" mentionnĂ©e ci-dessus, nous nous bornerons Ă  constater comment un tel envie de se disperser et de se perdre et idĂ©alement, dans la tradition hindoue, ĂȘtre reliĂ© au guáč‡a tamas, dont la "puissance" dĂ©borde prĂ©cisĂ©ment dans les phases de nigredo (oĂč le guáč‡a sattva c'est spĂ©cifique Ă  la phase AlbĂ©do et le guna Rajas de Rubedo).

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NĂ©anmoins on peut noter que, mĂȘme dans cette premiĂšre phase de prise de conscience extrĂȘme, ses dispositions gĂ©nĂ©tique - terme que nous voudrions comprendre ici, suivant les indications de l'auteur, plus en rapport avec le GĂ©nie qu'avec le gens - orientĂ© « hĂ©roĂŻquement » une telle expĂ©rience potentiellement anĂ©antissante. La caractĂšre authentique de l'impulsion qui l'avait guidĂ© dans ces "raids psychĂ©dĂ©liques" et lesintrĂ©piditĂ© de l'esprit ils manifestent dĂ©jĂ  le chrĂȘme Ă©volien, prĂ©sent depuis la jeunesse, du "guerrier" - ou du kshatriya, il dirait. Des attitudes qui, d'autre part, se rĂ©alisent pleinement dans guna Rajas, Ă©quivalent Ă  l'envie de bouger, l'instabilitĂ©, l'activitĂ© et un dĂ©sir ardent de changement; gua que ce n'est pas par hasard qu'il a Ă©tĂ© considĂ©rĂ© comme pleinement rĂ©alisĂ©, dans l'Inde ancienne, par la caste des dieux kshatriya. Une impulsion, pour reprendre la nĂŽtre, "d'amener toute expĂ©rience au bout, vers la limite, pour aller au-delĂ "  . Ici le daimon-Evola avant mĂȘme le penseur et le philosophe; de ces expĂ©riences l'Evola-personne il a dessinĂ© les directives sur lesquelles il orientera sa vie Ă  partir de ce moment  :

«... l'orientation, dÚs lors, fut essentiellement celle-ci : essayer de justifier mon existence par des tùches et des activités qui n'avaient pas un caractÚre purement individuel ou, du moins, qui ne me semblaient pas tels ; puis, dans la mesure du possible, interroger ce qu'on appelle communément le destin, l'éprouver, pour ce qui renvoyait à la continuation de mon existence prise dans son ensemble. "

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Otto Dix, "Autoportrait en Mars", 1915.

Maturité: Albédo

AprĂšs les "confessions" du chapitre introductif, le cammino il continue en traitant l'expĂ©rience de premiĂšre main dans Monde dadaĂŻste et exposer des considĂ©rations personnelles sur l'art abstrait (chap. 2); puis l'exposition entre au coeur de la production evolienne, celle dite « PĂ©riode spĂ©culative » ou philosophique (chapitre 3). Ce sont les annĂ©es entre 1923 et 27, qui voient l'Ă©dition (bien que la publication ait parfois lieu plusieurs annĂ©es plus tard) de Essais sur l'idĂ©alisme magique (premiĂšre publication 1925), L'individu et le devenir du monde (1926), L'homme comme puissance (1927) et ThĂ©orie de l'individu absolu (1927) et PhĂ©nomĂ©nologie de l'individu absolu (1930). Ce sont les textes les plus purement philosophiques d'Evola qui - tout en s'inspirant largement des traditions classiques telles que le taoĂŻsme, l'hindouisme et l'hellĂ©nisme - ne manque pas d'unir ici ses intĂ©rĂȘts philosophiques. Stricto sensu (parmi les citĂ©s, Nietzsche, Hegel et Michelstaedter) avec ses passions « mĂ©taphysiques » et « traditionalistes ». C'est aussi la pĂ©riode de Groupe d'Ur, un partenariat Ă©sotĂ©rique qui aboutit Ă  la publication de la revue du mĂȘme nom (dont Evola fut le premier directeur), fondĂ©e en 26 par Arturo Reghini et Giovanni Colazza.

Le chapitre 4, « L'approche de l'Orient et le mythe paĂŻen », traite des Ă©crits de la mĂȘme pĂ©riode (bien que publiĂ©s des dĂ©cennies plus tard) qui se distinguent des prĂ©cĂ©dents car totalement centrĂ©s sur la tradition orientale, notamment hindoue : La doctrine de l'Ă©veil (1943) et Le Yoga du pouvoir (1949). Mais dans ce chapitre Evola parle aussi de la gestation d'une de ses Ɠuvres les plus connues qui, bien qu'elle n'ait que marginalement Ă  voir avec les Ă©tudes orientales, entre directement dans le lit des Ă©tudes « paĂŻennes » du philosophe romain dans les annĂ©es 20 et ' 30 du XXe siĂšcle, du titre retentissant: ImpĂ©rialisme paĂŻen (1928). Dans cette longue pĂ©riode qui commence dans les annĂ©es XNUMX et se poursuit grosso modo jusqu'Ă  la fin des annĂ©es XNUMX (pĂ©riode qui comprend aussi le fameux RĂ©volte contre le monde moderne, qui sera mentionnĂ© ci-dessous) peut ĂȘtre retracĂ©e, selon notre schĂ©ma conceptuel la phase AlbĂ©do de la pensĂ©e Ă©voluent, ce que l'on pourrait dĂ©finir pars interprĂšte de sa pensĂ©e, idĂ©alement Ă  placer en contraste dichotomique avec le suivant pars destruens liĂ© à Rubedo, une phase d'expansion martiale « promĂ©thĂ©enne », que l'on peut situer temporellement du dĂ©but des annĂ©es XNUMX Ă  sa mort : annĂ©es au cours desquelles Evola a mis noir sur blanc son piquant (et un peu prophĂ©tique) critique de la direction qui a pris le mĂȘme faustien "Monde moderne" - c'est-Ă -dire "occidental".

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Dragos Kalajic, "Chardon principal".

« C'est face au monde de la Tradition que le monde moderne est apparu comme une civilisation anormale et régressive, née d'une crise et d'une déviation profonde de l'humanité... » 

Depuis le dĂ©but des annĂ©es XNUMX, l'obsession de dichotomie "monde traditionnel" / "monde moderne", non sans contacts avec l'Ă©quivalent eliadien "sacrĂ©" / "profane". Quelques observations - ou peut-ĂȘtre serait-il prĂ©fĂ©rable de dire vaticin - contenus dans l'ouvrage prĂ©citĂ© semblent investis d'une puissance expressive qui rappelle tantĂŽt Nietzsche tantĂŽt Giorgio Colli les Ă©crits des annĂ©es 60/70 sur la tradition grecque, donnant souvent l'impression d'Ă©voluer jusqu'au paroxysme (aueschaton de l'exprimable, pourrait-on dire) ; presque comme si ceux d'Evola Ă©taient mĂ©tastases syntaxiques suivre jusqu'au bout, pour sortir du piĂšge labyrinthique du "monde moderne". 

Les visions d'Evola anticipent celles de son homologue (presque) allemand de quelques dĂ©cennies Ernst Junger, notamment celui de Au mur du temps (1959) , et en mĂȘme temps faire Ă©cho aux idĂ©es exposĂ©es par ce dernier dans Le travailleur (1932), sur lequel, cependant, le nĂŽtre a Ă©crit un commentaire substantiel (Le « Travailleur » dans la pensĂ©e d'Ernst JĂŒnger, 1959). Voici, Ă  titre d'exemple, une invective particuliĂšrement poignante, pleine de pathĂ©tique, Ă©galement rapportĂ© dans cammino  : 

« La "civilisation" actuelle de l'Occident attend un bouleversement substantiel sans lequel elle est vouĂ©e, tĂŽt ou tard, Ă  s'effondrer. Il a rĂ©alisĂ© la perversion la plus complĂšte de tout ordre rationnel des choses. Royaume de la matiĂšre, de l'or, de la machine, du nombre, il n'y a plus en lui ni souffle, ni libertĂ©, ni lumiĂšre. L'Occident
 ne connaĂźt plus la nature
 la nature est tombĂ©e dans une extĂ©rioritĂ© opaque et fatale dont les sciences profanes tentent d'ignorer le mystĂšre avec de petites lois et de petites hypothĂšses. Il ne connaĂźt plus le Sagesse... la superbe rĂ©alitĂ© de ceux en qui l'idĂ©e est devenue sang, vie, puissance... Il ne connaĂźt plus l'Ă©tat... Qu'est-ce que la guerre - la guerre se veut en soi une valeur supĂ©rieure et une voie de rĂ©alisation spirituelle. .. n'en savent pas plus, ces redoutables 'militants' d'Europe... qui ne connaissent pas de guerriers mais que des soldats... C'est un grand corps anodin, qui se jette de temps en temps poussĂ© par des forces obscures et imprĂ©visibles qui Ă©crasent inexorablement quiconque veut s'opposer ou simplement Ă©chapper au mĂ©canisme. Tout cela a permis Ă  la "civilisation" de l'Occident
 Et le cercle se referme de plus en plus autour du petit nombre capable de grand dĂ©goĂ»t et de grande rĂ©volte. "

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Julius Evola, « Forge, étude des bruits », 1918.

Vieillesse: Rubedo

ThĂšmes qui resurgissent Ă©galement aprĂšs la Seconde Guerre mondiale, bien que dans cette troisiĂšme phase de sa vie, Julius Evola se tourne davantage vers un type d'analyse philosophico-sociologique que simplement mythique-traditionnelle (Ă  l'exception de MĂ©taphysique du sexe, une de ses meilleures Ɠuvres, publiĂ©e en 1958), aussi imperturbable et dĂ©tachĂ© que fervent et dramatiquement prophĂ©tique. C'est la pĂ©riode de Des lignes directrices (1950), Les hommes et les ruines (1953) et, plus tard, Chevaucher le tigre (1961), ainsi que les essais qui y sont contenus L'arc et la massue (1968), qui sera publiĂ© cinq ans plus tard Le chemin du cinabre. Ici aussi l'impression est celle de percevoir des Ă©chos jĂŒngeriens - notamment en ce qui concerne la vision eschatologique de Au mur du temps, aux sombres "pouvoirs mythiques", rĂ©veillĂ©s par l'hystĂ©rie triomphante du "monde des machines", et l'indicible sensation d'approcher Ă  une vitesse de plus en plus folle, dans les mĂ©andres du Timewave ZĂ©ro [11], verseschaton concluant - et des considĂ©rations qui font Ă©cho Ă  Spengler et GuĂ©non de La crise du monde moderne (1927) et Le rĂšgne de la quantitĂ© et les signes des temps (1939), comme le suivant (tirĂ© du chap. 9 de cammino, "La 'RĂ©volte contre le monde moderne' et le mystĂšre du Graal"), qui donne une image peu rassurante du chaos qui envahit l'Occident contemporain  :

« DĂ©sacralisation gĂ©nĂ©rale de l'existence, d'abord individualisme et rationalisme, puis collectivisme, matĂ©rialisme et mĂ©canisme, ouvertures enfin Ă  des forces n'appartenant plus Ă  ce qui est au-dessus de l'homme mais Ă  ce qui est au-dessous de lui, de dĂ©terminer les formes, les intĂ©rĂȘts et la sinistre puissance d'une civilisation planĂ©taire gĂ©nĂ©rale dans le mouvement accĂ©lĂ©rĂ© qui conduit Ă  la clĂŽture d'un grand cycle, en des termes bien plus larges que le "dĂ©clin de l'Occident" spenglerien. "

Encore une fois, Ă©chapper Ă impasse idĂ©ologique et existentiel c'est essentiel retour aux Anciens, Ă  la façon de penser traditionnel, Ă  travers lequel toute sociĂ©tĂ© « saine » qui a jamais existĂ© a toujours dĂ©codĂ© et façonnĂ© le « monde de la rĂ©alitĂ© ». De ce point de vue, une rĂ©miniscence de la Visnu Purana ou certains classiques latins peuvent aussi ĂȘtre une leçon en ce qui concerne les mĂ©canismes Ahrimaniques de ce "monde moderne" dĂ©formĂ©, mĂȘme en ces "derniers temps" oĂč il semble que "tout est maintenant perdu"  :

«  Je me suis souvenu qu'une phrase de Tacite il avait dĂ©jĂ  indiquĂ© prĂ©cisĂ©ment le processus qui devait s'opĂ©rer Ă  grande Ă©chelle ces derniers temps : « Pour renverser l'État [le vĂ©ritable État organique, traditionnel], ils mettent en avant la libertĂ© ; une fois qu'ils auront atteint ce point, ils attaqueront aussi celui-ci ». "

La vision cyclique-traditionnelle et involutive de l'histoire du cosmos - la doctrine Ă©sotĂ©rique qui Ă©tait un "cheval de bataille" a Ă©voluĂ© depuis au moins l'indispensable "traitĂ© sur la morphologie de l'histoire des civilisations" RĂ©volte contre le monde moderne (1934), corroborĂ©e par la Sagesse sacrĂ©e des Hindous, des Perses, des HellĂ©niques, des ExtrĂȘme-Orientaux et des PrĂ©colombiens - est vĂ©cue par le philosophe de cette pĂ©riode comme une prophĂ©tie amĂšre et incontournable, annonciatrice d'un Ă©vĂ©nement catastrophique qui doit inĂ©vitablement se rĂ©aliser. D'oĂč le fort pessimisme de ses analyses des annĂ©es 60 et l'impression toujours plus pressante qu'Ă  prĂ©sent « il n'y a plus qu'Ă  essayer » que d'essayer de rester, stoĂŻquement, debout parmi les ruines.

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Sascha Schneider, "L'anarchiste", 1894.

C'Ă©tait vraiment la profession cohĂ©rente et rĂ©pĂ©tĂ©e d'un ordre d'idĂ©es Ă  tel point dĂ©passé e anti-moderne, en plus de la publication du dĂ©jĂ  mentionnĂ© Des lignes directrices et Ă©crit quelques articles pour le magazine Imperium, pour plonger le philosophe dans ce qui peut justement ĂȘtre dĂ©fini une tragi-comĂ©die kafkaĂŻenne. La farce a commencĂ© le 24 mai 1951, le jour oĂč Evola a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© avec l'accusation d'ĂȘtre "l'inspirateur" (le "mandant moral", dirait-on aujourd'hui) d'un prĂ©tendu « complot visant ni plus ni moins que la restauration du rĂ©gime fasciste» . Preuve de l'inconsistance de l'accusation, la quasi-totalitĂ© des accusĂ©s ont Ă©tĂ© acquittĂ©s, le procĂšs s'est terminĂ© dans une bulle de savon et "n'a servi qu'Ă  ridiculiser les zĂ©lĂ©s fonctionnaires de la police politique de la nouvelle RĂ©publique". Au milieu de l'embarras gĂ©nĂ©ral, deux gardes ont conduit Evola convalescent dans la salle d'audience, dĂ©sormais handicapĂ©e en raison de laExplosion viennoise dont il avait Ă©tĂ© victime quelques annĂ©es plus tĂŽt, qui, malgrĂ© l'Ă©tat de santĂ© dans lequel il gisait, a choisi de se dĂ©fendre Ă  la premiĂšre personne des charges qui ont Ă©tĂ© versĂ©es Ă  sa personne. L'essentiel de sa dĂ©fense (qui est toujours d'actualitĂ© aujourd'hui, bien que prĂšs de soixante-dix ans se soient Ă©coulĂ©s) est rapportĂ© au chapitre 12 de cammino, dans lequel vous pouvez lire  :

«J'ai dit qu'il Ă©tait absurde de m'attribuer des idĂ©es "fascistes". Non pas parce qu'ils Ă©taient "fascistes", mais uniquement parce qu'ils reprĂ©sentaient, dans le fascisme, la rĂ©apparition de principes de la grande tradition europĂ©enne de la droite en gĂ©nĂ©ral, j'aurais pu dĂ©fendre et continuer Ă  dĂ©fendre certaines conceptions de la doctrine de l'État. On Ă©tait libre de traiter de telles conceptions. Mais dans ce cas, Platon de L'Ă©tat, un Metternich, un Bismarck, celui de Dante De Monarchia et ainsi de suite. Mais, Ă©videmment, dans les basses terres actuelles, il n'y avait pour la plupart que l'antithĂšse fascisme-antifascisme, et ne pas ĂȘtre dĂ©mocrate, socialiste ou communiste Ă©quivalait automatiquement Ă  ĂȘtre "fasciste". »

Dans ces pages du cammino, Evola annonce pour la Ă©niĂšme fois son aspiration idĂ©ale Ă  un État "organique" et "traditionnel", semblable Ă  celui qui a gouvernĂ© le consortium humain pendant des millĂ©naires, de l'Égypte pharaonique au Croissant Fertile, des Grecs Ă  la Rome antique et donc, quoique dĂ©jĂ  plus faiblement, au Moyen Age, et qui s'achĂšve avec le SiĂšcle des LumiĂšres, pour finalement dĂ©gĂ©nĂ©rer en ce qu'on appelle "monde moderne des machines ». Un idĂ©al, on le comprend bien, en fort contraste avec le paradigme occidental, dĂ©mocratique et progressiste, matĂ©rialiste et mĂ©caniste, athĂ©e et scientifique, et dans lequel le redoutĂ© et l'insensĂ© "DĂ©mon de l'Ă©conomie", dans lequel "cercle fermĂ© et sombre ... le marxisme et le capitalisme Ă©voluent, une conception matĂ©rialiste identique de la vie et des valeurs qui sous-tendent les deux» .

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Pour conclure cette analyse approfondie de la figure de Julius Evola, il faut enfin souligner le fait que, comme cela arrive souvent dans les biographies de personnages si singuliers, la mort avait une cohĂ©rence absolue avec la vie. Au seuil de la mort, le philosophe a demandĂ© aux personnes prĂ©sentes de le soutenir, afin d'expirer debout, en regardant le Janicule par la fenĂȘtre de son appartement romain au septiĂšme Ă©tage. IncinĂ©rĂ©s Ă  la maniĂšre des anciens chevaliers indo-europĂ©ens et patriciens romains, ses cendres furent plus tard, Ă  la suite de sa demande testamentaire explicite, dispersĂ©es aux vents du Mont Rose, dont Evola gravit les pentes en vie ; merveilleuse mĂ©taphore d'une existence toujours confrontĂ©e contre-courant, vivace en montĂ©e et dans la solitude ascĂ©tique, et d'un esprit vraiment libre que, mĂȘme aprĂšs le dĂ©part physique, je continue Ă  m'Ă©lever vers des sommets inexplorĂ©s, oĂč seuls trĂšs peu osent atteindre, loin des multitudes bruyantes  .

« Incompris par les amis et les ennemis,
il s'est battu seul contre le monde moderne. "

(NĂ©crologie parue dans le Corriere della Sera du 13 juin 1974)

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DerniĂšre photo de Julius Evola, 1974.

Remarque:

 E. Servadio, Evola, ou le magicien, Dans J. Évola, Le chemin du cinabre. MĂ©diterranĂ©e, Rome, 2018, p. 179.

Le cinabre ou cinnabrite ou cinnabarite ou sulfure de mercure est un minéral appartenant à la classe des sulfures, d'aspect rougeùtre, chimiquement une union de soufre et de mercure. De par sa capacité à se transformer en mercure, le cinabre est à la base de toute la pensée alchimique chinoise de l'Antiquité, et joue également un rÎle de premiÚre importance dans les techniques de longévité et de recherche de l'immortalité, typiques du taoïsme. Selon Mircea Eliade [Arts du métal et alchimie, Bollati Boringhieri, Turin 2018, p. 103 - 104) "le cinabre cache [...] le mystÚre de la régénération par la mort [...] Il s'ensuit qu'il peut assurer la régénération perpétuelle du corps humain et, à terme, procurer l'immortalité".

 cammino, P 48.

 Idem, p. 53-54.

 Le romancier autrichien Gustav Meyrink, surtout connu pour Le Golem (1915), il a pu Ă©crire, dans un de ses essais, sur l'expĂ©rience de la "morsure de serpent", en ces termes qui reflĂštent bien d'une part les "confessions" d'Evola, d'autre part nos prĂ©cisions complĂ©mentaires : "Les hommes de tous les peuples et de toutes les Ă©poques portent les marques de la morsure de ce serpent, et de leurs hĂŽtes - qui se sont exterminĂ©s au cours des temps - est nĂ©e cette armĂ©e, tourmentĂ©e par la soif du transcendant, qui, en fixant buts cachĂ©s, constitue pour les autres une Ă©nigme insoluble. "DĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s", Max Nordeau a dĂ©fini ces ĂȘtres mordus par le serpent, mais JĂ©sus-Christ les a appelĂ©s "le sel de la Terre". Le venin du serpent provoque une impulsion sombre chez certains  et incomprĂ©hensible Ă  l'autopunition et Ă  l'ascĂ©tisme, tandis que chez d'autres, il se manifeste comme un dĂ©sir ardent d'une force suprasensible, de savoir et de connaissance mĂ©taphysique, ou comme une soif religieuse du divin "(G. Meyrink, La voie du fakiren Aux frontiĂšres de l'occulte, Ă©ditĂ© par G. de Turris et A. Scarabelli, Arktos 2018, p. 64). Sur Meyrink, cf. M. Maculotti, Gustav Meyrink aux frontiĂšres de l'occultisme, sur AXIS mundi.

 cammino, P 55.

 Idem, p. quatre-vingt douze.

 Idem, p. quatre-vingt douze.

 Un article-revue par Evola sur Au mur du temps de JĂŒnger est rassemblĂ© dans la collection d'essais Reconnaissance. Les hommes et les problĂšmes  (1974).

 cammino, P 150.

 Pour reprendre la terminologie de Terence McKenna, un autre « explorateur de l'astral » inoubliable (bien qu'appartenant à un courant culturel complÚtement différent de celui d'Evola) du siÚcle dernier ; cf. M. Maculotti, Vers « TimeWave Zero » : psychédélique et eschatologie chez Terence McKenna, sur AXIS mundi.

 cammino, p. 265

 Idem, p. quatre-vingt douze.

 Idem, p. quatre-vingt douze.

 Idem, p. quatre-vingt douze.

 Idem, p. 358. La conception particuliĂšre d'Evola du capitalisme amĂ©ricain et du communisme soviĂ©tique comme les deux faces d'une mĂȘme mĂ©daille a Ă©mergĂ© depuis RĂ©volte et dans de nombreux ouvrages et est prĂ©sent dans de nombreux articles Ă©crits dans les annĂ©es 50/60 ; pour le lecteur qui souhaite l'approfondir, il est recommandĂ©, Ă  titre d'exemple, de lire le recueil d'essais civilisation amĂ©ricaine. Écrit sur les États-Unis 1930-1968 (Ă©ditĂ© par Alberto Lombardo; Controcorrente Edizioni, Naples 2010).

 La passion d'Evola pour l'alpinisme peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e, comme il ressort de sa propre MĂ©ditations sur les cimes : Ă©crits sur la montagne 1927-1959 (publiĂ© au bon moment en 1973, juste avant son dĂ©part physique), comme un "prolongement physico-pratique" de ses conceptions philosophico-mĂ©taphysiques. On peut dire qu'Evola envisageait l'alpinisme comme une pratique ascĂ©tique et mĂ©ditative : le but qu'il s'Ă©tait fixĂ© Ă©tait, lĂ  aussi, le dĂ©passement des limites de la condition humaine par l'action et la contemplation, au point qu'elles deviennent ainsi, coniunctio oppositorum, les deux Ă©lĂ©ments insĂ©parables de "une ascension qui vire Ă  l'ascĂšse» (F. DemattĂš, « Julius Evola, MĂ©ditations des cimes », in Secolo d'Italia, 26 aoĂ»t 2003).