Pinocchio en Scandinavie : les racines de la fable dans le Kalevala et dans l'Edda

Tout le monde connaßt "Les Aventures de Pinocchio" de l'écrivain florentin Carlo Collodi ; mais beaucoup ignorent qu'il a utilisé des archétypes, des épisodes et des scÚnes pour son écriture puisée dans le patrimoine légendaire et fabuleux de l'Europe du Nord.


di Jetée Vittorio Formichetti

Il semble que la plupart des citoyens amĂ©ricains pensent que Pinocchio n'est que le dessin animĂ© produit par la sociĂ©tĂ© de Walt Disney  et vous ignorez complĂštement le conte italien original de Carlo Lorenzini (1826-1890), qui a pris le pseudonyme de Collodi en hommage Ă  la ville natale de sa mĂšre. Les rĂ©alisateurs et scĂ©naristes qui ont crĂ©Ă© le film d'animation en 1940 ont pris beaucoup de libertĂ©s philologiques vis-Ă -vis du livre : «FĂ©e bleue», au nom de Mangiafuoco qui devient le nom de scĂšne de Stromboli, du vĂȘtement de Geppetto et Pinocchio lui-mĂȘme, qui plus que celui de la Toscane du milieu du XIXe siĂšcle est celui traditionnel du Tyrol du Sud, avec un stylo sur le chapeau et les bretelles Lederhosen, au requin qui devient une baleine, en effet, Ă  en juger par la forme de la tĂȘte, prĂ©cisĂ©ment un cachalot.

De toute Ă©vidence, il ne fait aucun doute que l'Ɠuvre originale est celle italienne. Toutefois, il est possible, voire probable, que Collodi ait crĂ©Ă© son propre chef-d'Ɠuvre en utilisant au moins une partie de certains Ă©lĂ©ments Ă©trangers ou marginaux par rapport Ă  la tradition fabuleuse classique : archĂ©types, Ă©pisodes et scĂšnes, adaptĂ©s «sous une forme domestique, humble, enfantine»  , pris Ă  partir de patrimoine lĂ©gendaire et fabuleux du nord de l'Europe, et en particulier de ce qui est considĂ©rĂ© comme le poĂšme finlandais traditionnel: Le Kalevala. Cet ouvrage, dont le titre signifie «La patrie de Kaleva», se compose d'une sĂ©rie de «courir» (c'est-Ă -dire des chansons, des passages rĂ©citĂ©s) transmis oralement pendant des siĂšcles jusqu'Ă  ce qu'ils soient transcrits et publiĂ©s par Elias Lönnrot (1802-1884) entre 1835 et 1849.

Il Kalevala a d'abord Ă©tĂ© traduit en italien par Paolo Emilio Pavolini en 1910, alors que Collodi Ă©tait mort depuis exactement vingt ans, mais avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© traduit en français par LĂ©ouzon Le Duc en 1867 puis en 1879, avec l'ajout des dix-huit «courir» dĂ©couverte par Lönnrot avant '49. Dans ces mĂȘmes annĂ©es, Collodi avait traduit en italien et publiĂ©, sous le titre Contes de fĂ©es (1876) une anthologie de fables françaises par Charles Perrault (1628-1705), Marie Catherine D'Aulnoy (1650-1705, auteur des quatre volumes de Contes de fĂ©es) et Jeanne Marie Leprince de Beaumont (1711-1780, auteur de la plus cĂ©lĂšbre version de La beautĂ© et la bĂȘte): alors Collodi connaissait bien la littĂ©rature de fable lĂ©gendaire française, et probablement aussi la littĂ©rature nord-europĂ©enne et scandinave.. Parmi certaines histoires de la Kalevala et quelques Ă©pisodes de Aventures de  Pinocchioen fait, il existe des analogies et des similitudes qui peuvent difficilement ĂȘtre de pures coĂŻncidences.

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Callervo

L'un des protagonistes de la Kalevala il s'agit de Kullervo, descendant de Kaleva, un enfant prĂ©coce dotĂ© d'une force surhumaine (comme l'HĂ©raclĂšs grec). Son pĂšre Kalervo et son oncle Untamo sont nĂ©s de deux parties d'un mĂȘme morceau de bois, le tronc d'un arbre fendu en deux. ; de la mĂȘme maniĂšre, Pinocchio est crĂ©Ă© Ă  partir d'un morceau de bois (chap. III). Les deux frĂšres Kalervo et Untamo se disputent («toison» XXXI), ainsi qu'au dĂ©but de Pinocchio (chap. II) il y a une bagarre entre les deux charpentiers voisins, maĂźtre Antonio dit Ciliegia «à cause du bout de son nez qui Ă©tait toujours luisant et violet comme une cerise mĂ»re», et maĂźtre Geppetto dit Polendina, «à cause de sa perruque jaune qui ressemblait beaucoup Ă  la semoule de maĂŻs. Geppetto Ă©tait trĂšs bizarre : malheur Ă  l'appeler Polendina ! Il est immĂ©diatement devenu une bĂȘte et il n'y avait aucun moyen de le garder». La querelle des  Kalevala cependant, il se termine par le meurtre de Kalervo par Untamo, qui, conscient du futur dĂ©sir de vengeance de Kullervo, tente de tuer l'enfant: d'abord avec le feu, le jetant sur un bĂ»cher en feu: mais l'enfant survit et est retrouvé 

assis dans la cendre jusqu'aux genoux,
dans les braises jusqu'aux coudes ;
il tenait un tisonnier Ă  la main,
et ainsi il ranima le feu ;

puis avec de l'eau, la jetant Ă  la mer : encore une fois en vain ; finalement le pendre Ă  un arbre (un chĂȘne), mais 

Kullervo n'a pas encore péri, ni mort sur le gibet.

De mĂȘme Pinocchio, dans une de ses premiĂšres mĂ©saventures

il s'assit, plaçant ses pieds trempés et emballés sur un chaudron plein de braises brûlantes. Et là, il s'endormit, et pendant qu'il dormait, ses pieds, qui étaient en bois, prirent feu et, trÚs lentement, devinrent de la cendre. (chap. VI)

Et Geppetto les lui fait nouvelles (chap. VIII). L'eau suivra : aprÚs les cascades au Pays des Jouets, Pinocchio transformé en ùne (chapitre XXXII) est acheté par le directeur d'une compagnie de cirque «pour lui apprendre et le faire sauter et danser»; pendant l'exposition, Pinocchio-ùne devient estropié et est revendu à un acheteur qui veut le noyer et fabrique alors un tambour avec sa peau : il accroche alors une pierre autour de son cou et la jette à la mer, puis attend qu'elle meure (chap. XXXII ), mais Pinocchio dans l'eau redevient une marionnette vivante et s'enfuit en nageant (chap. XXXIV).

Cependant, c'est dans les chapitres XIV-XVI que l'on voit le protagoniste Ă©chapper Ă  la mĂȘme sĂ©rie de menaces mortelles dans le mĂȘme ordre. Les deux Assassins - le renard et le chat masquĂ© - ils veulent le voler, Pinocchio grimpe «sur le tronc d'un trĂšs grand pin» et ici il se rĂ©fugie parmi les branches; les meurtriers, «ramassĂšrent un fagot de bois sec au pied du pin, ils y mirent le feu». Pinocchio saute, s'enfuit et se heurte Ă  «un fossĂ© large et trĂšs profond, tout plein d'eau sale», mais il ne s'y noie pas car il parvient Ă  sauter par-dessus, et reprend son vol ; quand les Assassins l'atteignent, ils le poignardent, mais encore une fois sans qu'il succombe; ils dĂ©cident alors de suspend le:

Ils lui attachĂšrent les mains derriĂšre les Ă©paules et, passant un nƓud coulant autour de sa gorge, ils l'attachĂšrent suspendu Ă  la branche d'une grande plante appelĂ©e le Grand ChĂȘne.

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La pendaison de Pinocchio

Il «toison» X de Kalevala dĂ©crit des actions similaires Ă  celles "incluses" dans l'Ă©vasion de Pinocchio des Assassins : le forgeron divin, Illmarinen, grimpe le long du grand Ă©picĂ©a au feuillage fleuri ; le sapin, touchĂ©, prend la parole (pour se plaindre de l'audace d'Illmarinen qui veut atteindre le soleil, la lune et les Ă©toiles), ainsi qu'au dĂ©but de Aventures de Pinocchio la bĂ»che pas encore sculptĂ©e parle, effrayant Mastro Ciliegia et Mastro Geppetto qui ne comprennent pas oĂč cela «petite voix».

En Kalevala, Par consĂ©quent, Kullervo survit Ă  des tentatives d'assassinat  et annonce qu'au bon moment il vengera le meurtre de son pĂšre; de mĂȘme, Pinocchio, grĂące Ă  l'intervention de la FĂ©e aux cheveux bleus qui envoie un faucon pour briser la corde, est sauvĂ© et part Ă  la recherche de son «babbo» Geppetto, qui Ă  son tour veut retrouver son marionnette-fils disparu. Au chapitre XXIII, un pigeon qui parle rĂ©vĂšlera Ă  Pinocchio que Geppetto,

il y a trois jours sur la plage de la mer, il s'est fabriqué un petit bateau pour traverser l'océan. Ce pauvre homme parcourt le monde depuis plus de quatre mois à votre recherche : et n'ayant pu vous trouver, il s'est mis à votre recherche dans les pays du Nouveau Monde.

Le pigeon emmĂšne Pinocchio en vol jusqu'Ă  la plage ; de mĂȘme, au runo VII de Kalevala Vainamoinen, l'un des fils de Kaleva et ancĂȘtre de Kullervo, vient portĂ© en vol sur le dos d'un aigle Ă  la plage nord de Pohjola. Geppetto, dĂ©jĂ  parti, reconnaĂźt Pinocchio et veut repartir, mais

la mer Ă©tait si grande qu'elle l'empĂȘchait de travailler avec la rame et de pouvoir s'approcher de la terre. Soudain une terrible vague est venue et le bateau a disparu.

Pinocchio va se jeter Ă  la mer pour tenter de sauver son pĂšre : dans les deux rĂ©cits, il y a un fils qui veut renouer avec son pĂšre qui est « au-delĂ  » : Kalervo dans le monde du dĂ©funt, Geppetto au-delĂ  de la mer, ou peut-ĂȘtre au fond de l'ocĂ©an, Ă©galement mort. Dans le Kalevala, Untamo, ayant Ă©chouĂ© aux trois tentatives d'infanticide, est contraint de garder avec lui l'invincible Kullervo, ou de le confier Ă  d'autres : un berger ou un forgeron (selon les deux versions du mythe), mais Kullervo devient l'auteur de des dĂ©sastres bien pires que les farces de Pinocchio : il tue un enfant qu'il aurait dĂ» bercer, dĂ©friche une forĂȘt, met en piĂšces un bateau, dĂ©truit un champ de maĂŻs, casse une corne de vache. Il est alors chassĂ© et «envoyĂ© en Estonie pour aboyer sous la clĂŽture» d'Illmarinen, le forgeron des dieux; c'est ici 

Il a aboyé un an, une autre année, un peu du troisiÚme, deux ans il a aboyé au forgeron comme à son oncle, à la femme du forgeron [ou servante] comme sa belle-fille.

Un destin trĂšs similaire attend Pinocchio : affamĂ©, il entre dans un vignoble et tente de voler des raisins, mais est piĂ©gĂ© dans un piĂšge Ă  hĂȘtres et est retrouvĂ© par le fermier :

« Puisque le chien qui me gardait la nuit est mort aujourd'hui, tu prendras immĂ©diatement sa place. Tu seras mon chien de garde ». Cela dit, il glissa autour de son cou un Ă©pais collier tout couvert de pointes de laiton et le serra de maniĂšre Ă  ne pas pouvoir l'enlever en passant sa tĂȘte dedans. Une longue chaĂźne de fer Ă©tait attachĂ©e au collier et la chaĂźne Ă©tait attachĂ©e au mur. [
] « Et si par malheur les voleurs viennent, souvenez-vous de vous tenir droit et d'aboyer » (chap. XXI).

Les fouines arrivent, essayant de corrompre Pinocchio comme elles l'ont fait avec Melampo, le vrai chien; mais la marionnette «j'aboie comme si c'était un chien de garde, avec sa voix bu-bu-bu-bu !» (chap. XXII). En récompense de sa fidélité et du vol déjoué, Pinocchio est libéré et repart à la recherche de Geppetto.

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Transformé en ùne au Pays des Jouets et redevenu une marionnette aprÚs avoir été jeté à la mer par l'homme qui voulait fabriquer un tambour avec sa peau d'ùne, Pinocchio s'enfuit à la nage,

quand soudain une horrible tĂȘte de monstre marin sortit de l'eau, la gueule grande ouverte comme un gouffre et trois rangĂ©es de crocs qui auraient Ă©tĂ© effrayants mĂȘme Ă  les voir peints. Ce monstre marin n'Ă©tait ni plus ni moins ce gigantesque Requin [...] qui, du fait de ses massacres et de son insatiable voracitĂ©, fut surnommĂ© « l'Attila des poissons et des pĂȘcheurs » (chap. XXXIV),

dont Pinocchio avait déjà entendu dire des choses terribles de la part d'un dauphin qui parlait :

"C'est plus grand qu'un immeuble de cinq Ă©tages, et il y a un
grande bouche si large et profonde que tout le train passerait Ă  travers
de 
voie ferrée avec la voiture en marche "(chap. XXV).

Pinocchio n'a pas le temps de lui Ă©chapper : le requin l'avale et la marionnette se retrouve dans son ventre avec «partout une grande obscuritĂ© [
] noire et profonde». Suite Ă  une pĂ©nombre, c'est ici que Pinocchio retrouve Geppetto, qui y habite depuis environ deux ans grĂące aux stocks d'un navire marchand coulĂ© par la mĂȘme tempĂȘte qui avait englouti sa misĂ©rable chaloupe :

Les matelots furent tous sauvés, mais le navire coula jusqu'au fond, et le Requin, qui avait ce jour-là un excellent appétit, aprÚs m'avoir avalé, avala aussi tout le navire (ch. XXXV).

Pinocchio-Livre-Résumé

Une image encore issue du contexte scandinave me vient Ă  l'esprit : celui de monstres gĂ©ants de l'ocĂ©an Atlantique qui attaquent navires dans le Carte marine de 1539 de l'Ă©vĂȘque suĂ©dois Olaf Mansson, plus connu sous le nom latinisĂ© Olaus Magnus , philologiquement dĂ©pendant des nombreuses lĂ©gendes anciennes et mĂ©diĂ©vales sur les monstres marins (par exemple le tristement cĂ©lĂšbre Kraken, une pieuvre si Ă©norme qu'on peut la confondre avec une Ăźle) . Maintenant, cependant, la nourriture s'Ă©puise, et Geppetto doit nĂ©cessairement essayer de s'Ă©chapper des entrailles du Requin : le pĂšre et la marionnette remontent le corps du monstre endormi jusqu'Ă  la bouche bĂ©ante, mais comme ils marchent sur sa langue, le Shark Ă©ternue et les repousse. A la deuxiĂšme tentative, les deux rĂ©ussir Ă  sortir :

marchant toujours sur la pointe des pieds, ils remontaient ensemble jusqu'à la gorge du monstre : puis ils remontaient toute la langue et escaladaient les trois rangées de dents (ch. XXXV).

Cette Ă©preuve ardue - la chute du requin dans le ventre et la fuite - par laquelle passent Geppetto et Pinocchio, se situe dans les avant-derniers chapitres du livre, mais elle a aussi un parallĂšle intĂ©ressant dans la Kalevala, oĂč, cependant, l'histoire se situe dans runo XVII,  en toile de fond des aventures de Kullervo, alors que l'enfant-hĂ©ros n'existe pas encore : Vainamoinen, l'un des trois fils de son ancĂȘtre Kaleva, 

entreprend la construction d'un bateau, mais lorsqu'il s'agit d'y insĂ©rer la proue et la poupe, il constate que son runo [le chant dont le pouvoir magique l'aurait aidĂ© dans la construction] nĂ©cessite trois mots qui, malgrĂ© le ses recherches assidues lui restent inconnues. [
] Un berger lui puis il dit de les chercher dans la bouche de Antero Vipunen, l'ogre gĂ©ant. [
] Le gĂ©ant gĂźt sous terre, des arbres poussent sur sa tĂȘte. [...] Au rĂ©veil, il ouvre sa grande bouche, et Vainamoinen s'y glisse, et est englouti, mais il vient d'entrer dans sa plus vaste estomac, qui rĂ©flĂ©chit dĂ©jĂ  Ă  la façon de sortir. Construire un radeau et naviguer monter et descendre les entrailles du gĂ©ant: c'est ce que chatouiller, [
] mais il ne lui donne mĂȘme pas un mot magique.

Vainamoinen construit alors une forge, et bat avec enclume et marteau; Antero Vipunen - figure qu'il a peut-ĂȘtre suggĂ©rĂ©e en partie  dans Collodi le personnage du pĂȘcheur vert vorace, qui «au lieu de cheveux, il avait un buisson trĂšs Ă©pais d'herbe verte sur la tĂȘte» (chap. XXVIII) - cĂšde, et chante jours et nuits son runo, qui contient aussi les trois mots magiques, jusqu'Ă  ce que 

Vainamoinen chérit tout et finit par accepter de sortir.
Vipunen ouvre ses énormes mùchoires, le héros sort
et peut enfin 
construire son bateau.

ANous Vainamoinen construisant un bateau pour lui-mĂȘme, et cela nous rappelle aussi Geppetto qui s'aventure dans l'ocĂ©an Ă  la recherche de Pinocchio. Vainamoinen est Ă©galement avalĂ©, non pas par le Requin mais par le gĂ©ant, et parvient Ă  s'en sortir au bout d'un temps imparti. A cet Ă©gard on peut noter que la fuite avec le radeau construit lors du sĂ©jour dans le ventre du gĂ©ant rĂ©apparaĂźt exactement dans le Pinocchio de Disney, oĂč se trouve peut-ĂȘtre aussi un « vestige » de la forge : le feu avec lequel Pinocchio dĂ©cide d'enflammer l'organisme de la Baleine jusqu'Ă  ce qu'elle tousse et Ă©ternue et se laisse ainsi expulser et sauver. L'Ă©quiper disneyana, contrairement Ă  la plupart des lecteurs de Pinocchio partout dans le monde, il avait peut-ĂȘtre identifiĂ© l'analogie, ou plutĂŽt reconnu le lien  existant entre l'Ă©pisode de Pinocchio et celui de Vainamoinen dans Kalevala? 

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Bindolo Pinocchio dessinant Mazzanti
Le Bindolo conçu par Mazzanti.

À ce stade, les similitudes entre les Kalevala e Pinocchio  ils sont peut-ĂȘtre finis, mais une derniĂšre bizarrerie Ă©merge quelques pages avant que la marionnette ne se transforme enfin en un vrai enfant. Le vieux Geppetto, qui s'est Ă©chappĂ© avec son fils Ă  la Pescecane, tombe malade et a besoin de lait chaud. Pour acheter du lait Ă  son pĂšre, Pinocchio est obligĂ© de travailler chez le jardinier Giangio, prenant la place de l'Ăąne qui conduit le Bindolo, un «dispositif en bois servant Ă  faire remonter l'eau de la citerne, arroser les lĂ©gumes» (chap. XXXVI). Extrait «cent seaux d'eau», Pinocchio pourra avoir un verre plein de lait. Henri Mazzanti (1850-1910) l'illustrateur qui a rĂ©alisĂ© les dessins de la premiĂšre Ă©dition de Pinocchio (Florence, Paggi, 1883), n'a fait qu'Ă©voquer la structure gĂ©nĂ©rale du Bindolo. Mazzanti, comme Collodi lui-mĂȘme, semble presque poser une Ă©nigme au lecteur : qu'est-ce que Bindolo vraiment ? Un appareil portant ce nom n'est pas seulement le fruit de l'imagination de l'Ă©crivain toscan : c'est un 

machine pour soulever l'eau à des fins d'irrigation. EST  formé par une noria disposée verticalement à l'intérieur d'un puits et mue, au moyen d'une transmission à engrenages, par un manÚge auquel est attaché un quadrupÚde.

Cet instrument, appelĂ© par des noms diffĂ©rents dans les diffĂ©rentes rĂ©gions italiennes et caractĂ©risĂ© par la structure de base des engrenages (bien que d'une forme ne correspondant pas toujours Ă  un modĂšle unique), Ă©tait assez rĂ©pandu dans la campagne italienne jusqu'Ă  la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle. . Le bindolo conçu par Mazzanti prĂ©sente cependant quelques anomalies. Della noria - c'est-Ă -dire la roue hexagonale (F) Ă©quipĂ©s de plateaux ou de vases quadrangulaires (G) orientĂ©e avec l'ouverture dans le mĂȘme sens - au-dessus du puits (K) du rĂ©servoir (M), seule la moitiĂ© gauche est visible pour le lecteur, mais on remarque Ă©galement que son moyeu (le cylindre central) n'est pas traversĂ© par un mĂąt horizontal (I) qui serait nĂ©cessaire pour tenir la grande roue et lui permettre de se dĂ©placer. Le mĂąt horizontal doit Ă©galement s'insĂ©rer dans un mĂąt vertical (J) de support, qui dans le dessin de Mazzanti serait "coupĂ©" de la vue Ă  droite du puits (et de l'observateur).

Bindolo Pinocchio dessinant mon achĂšvement
Le Bindolo conçu par l'auteur.

Il n'est donc pas clair comment toute la machine Bindolo peut tenir et fonctionner. Le mĂ©canisme mis en jeu est le mĂȘme que celui d'un moulin Ă  vent ou Ă  eau, mais fonctionnant en sens inverse : le mouvement n'est pas gĂ©nĂ©rĂ© par la grande roue (Ă©quipĂ©e de pales dans le cas du moulin Ă  vent, de bacs collecteurs dans le cas du moulin Ă  eau ) qui entraĂźne le systĂšme d'engrenage interne, mais l'engrenage interne (B) actionnĂ© par la barre horizontale (A) poussĂ© par des bras humains ou tirĂ© par l'Ăąne, qui au moyen d'une perche horizontale (C) Ă©quipĂ© d'une roue dentĂ©e ou d'une poulie, transmet le mouvement Ă  la noria au moyen d'une chaĂźne ou d'une courroie de transmission (D) qui relie la poulie Ă  une rallonge de moyeu (E) de la roue. D'aprĂšs le dessin de Mazzanti, une chaĂźne est attachĂ©e Ă  l'un des six cĂŽtĂ©s de ce dernier (H) descendant dans le puits, vraisemblablement avec le seau attachĂ© (L) remplir. Mais alors pourquoi les vases parallĂ©lĂ©pipĂ©diques sont-ils (ou presque) fixĂ©s aux six cĂŽtĂ©s de la noria Ă©galement, avec l'ouverture sur l'une des deux plus petites faces ? Les vases ou  plateaux, n'atteignez pas l'eau (N), qui n'atteint pas le bord du puits : sinon pourquoi accrocher un seau Ă  la noria pour ĂȘtre descendu dans le puits ?

Le Bindolo est alors un «dispositif» excessivement compliquĂ©, Ă  la fois incomplet et contradictoire. On ne voit donc pas pourquoi Collodi et Mazzanti ont cĂ©dĂ© Ă  un tel mĂ©canisme, matĂ©riellement faisable, mais techniquement assez Ă©trange, quand pour extraire une quantitĂ© donnĂ©e d'eau d'un puits souterrain ou semi-enterrĂ©, un simple mĂ©canisme Ă  poulie, un levier, suffirait avec point d'appui central ou, Ă  la limite, un «vis d'ArchimĂšde », et non une machine qui, de façon absurde, est en mĂȘme temps une noria et une poulie (!). L'auteur a peut-ĂȘtre inclus ici, en l'adaptant, un autre Ă©lĂ©ment typique de l'hĂ©ritage mythologique et lĂ©gendaire scandinave : le gigantesque moulin - symbole, aux yeux de l'homme protohistorique et antique, de la rotation de la Terre autour de son axe et du mouvement apparent des constellations - objet du volume de Giorgio de Santillana et Hertha von Dechend moulin du hameau.

En Kalevala, le moulin s'appelle Sampo - nom à faire remonter au sanskrit skambha, C'est, «palo» o «pilier» - ce qui indique «l'arbre du moulin [qui] est aussi l'axe du monde», construit par le forgeron Illmarinen («toison» X), avec lequel Kullervo avait pris la place de chien de garde . En Grottasongr, piÚce poétique incluse dans leEdda par Snorri Sturlusson (1178-1241) mais probablement «le plus ancien document de poésie classique qui nous soit parvenu, bien antérieur à l'histoire de Snorri», apparaßt Frodhi, «propriétaire d'un énorme moulin, ou meule, qu'aucune force humaine ne pourrait déplacer», appelé Grotti, c'est-à-dire «le concasseur». Fródhi convaincu «par cupidité, travailler jour et nuit» à la Grotti deux filles géantes, Fenja et Menja, qui, malgré leur force, ont lutté énormément pour tourner la meule ; donc Pinocchio s'adapte pour filer l'étrange Bindolo,

mais avant d'avoir levĂ© les cent seaux d'eau, il ruisselait de sueur de la tĂȘte aux pieds. Un tel effort n'avait jamais durĂ© (chap. XXXVI).

dans Aventures de Pinocchioainsi se trouvent et s'entremĂȘlent des thĂšmes et des situations dont la ressemblance avec ceux prĂ©sents dans les traditions mythologiques et lĂ©gendaires germaniques et scandinaves ne peut guĂšre ĂȘtre qu'un simple hasard. La mĂȘme intuition des liens entre la fable de Collodi et la mythologie nord-europĂ©enne, suivie de quelques hypothĂšses tout Ă  fait valables, l'a rĂ©cemment exprimĂ©e. Eugenio Dario Lai in Pinocchio, la voie nordique, un livre court que l'Ă©crivain a ignorĂ©, jusqu'Ă  ce qu'il le dĂ©couvre, de maniĂšre totalement inattendue, alors que cet article Ă©tait dĂ©jĂ  presque terminĂ©. Le texte de Lai est basĂ© sur d'autres contes du lĂ©gendaire hĂ©ritage germanique et scandinave   et ne mentionne que Kalevala, quatre lignes sur le gĂ©ant Vipunen :

Une centaine de mots que vous pouvez obtenir,
un millier de formules magiques que vous pouvez trouver
dans la bouche de Vipuno,
dans le ventre des riches avec des conseils ;

peut-ĂȘtre ignorer moulin du hameau par de Santillana et von Dechend et des passages de Kalevala citĂ© dedans, et se complaĂźt dans une certaine autosatisfaction pour la profanation de la fable de Collodi, mais elle mĂ©rite certainement d'ĂȘtre lue. Lai croit, dans l'ensemble, certain la prĂ©sence d'importantes figures mythologiques nordiques dans le rĂŽle "humble" des personnages principaux de la Aventures de Pinocchio. La marionnette serait calquĂ©e sur le dieu Loki, menteur et moqueur, mais aussi sur certains aspects d'Odin - suspendu Ă  un immense arbre - et de Thor : il manie le marteau avec lequel il tue le Jiminy Cricket, une action que l'Auteur relie au meurtre du dieu solaire Baldur (qui, comme Jiminy Cricket, reprĂ©sente la sagesse) par Loki, qui le frappe avec une branche de gui lancĂ©e sans le savoir par le dieu aveugle Hödr, mais qui a un parallĂšle plus Ă©troit avec leEdda de Snorri, oĂč il est dit que Thor a combattu le serpent de Midgard aussi longtemps que 

il lui lança le marteau, et certains disent qu'il brisa la tĂȘte du monstre, le jetant au fond de la mer, mais il est presque certain que le monstre est encore vivant, au fond de la mer ;

le Jiminy Cricket, de mĂȘme, est mortellement touchĂ© Ă  la tĂȘte, mais il sera retrouvĂ© vivant, dans le rĂŽle de l'un des trois vĂ©tĂ©rinaires, au chevet de Pinocchio secouru in extremis de la pendaison (chap. XVI). Dans Geppetto, Lai retrouve Odin en crĂ©ateur (le dieu crĂ©e le premier couple humain Ă  partir de deux morceaux de bois) et en vieil homme errant (Geppetto «parcourt le monde» pendant des mois Ă  la recherche de Pinocchio).

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Selon l'auteur, la FĂ©e aux cheveux bleus rĂ©vĂšle des attributs caractĂ©ristiques de la dĂ©esse Freya: connaissance du monde des morts (lorsqu'elle apparaĂźt pour la premiĂšre fois, la FĂ©e se prĂ©sente comme une enfant morte ; plus tard elle fera croire Ă  Pinocchio qu'elle est morte de douleur ; lorsque Pinocchio refuse le mĂ©dicament, elle ordonne que les quatre lapins noirs entrent .ils portent le cercueil pour lui); obĂ©issance de la part des animaux : le Faucon (Freya a un manteau de plumes de faucon, la FĂ©e envoie le Faucon pour briser le nƓud coulant qui maintient Pinocchio pendu), les Lapins, le clochard Medoro, les souris blanches qui tirent son carrosse ; pouvoir magique e «chamanique» se transformer en animal : la FĂ©e, au chap. XXXIV, se montre sous les traits d'une chĂšvre en laine «d'un bleu Ă©clatant" dans la mythologie scandinave, l'un des animaux symboliques de Freya est la chĂšvre, Ă  cause de sa propre «espiĂšglerie».

Il y a donc Ă  considĂ©rer sĂ©rieusement la probabilitĂ© que Carlo Collodi ait vraiment voulu retracer un «Sentier nordique», par l'extraction de leur contexte d'origine et la relocalisation fonctionnelle Ă  la parcelle de Pinocchio, de «des indices brisĂ©s, des fragments qui ne peuvent ĂȘtre correctement identifiĂ©s que s'ils sont collĂ©s au bon endroit du puzzle de conte de fĂ©es qu'il a crĂ©Ă© " .

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Remarque:

 Voir par exemple http://blog.terminologiaetc.it/2012/05/31/pinocchio-e-il-castoro/et http://anni70-latvdeiragazzi.over-blog.it/2015/03/pinocchio-1947-non-quello-della-disney-ma-quello-italiano.html.

 Elémire Zolla, cit. à Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, édité par Marina Paglieri, Milan, Mondadori, 1981, p. 11 (toutes les citations ultérieures de Pinocchio sont tirés de cette édition).

Ceci est conforme à la citation de Kalevala, trad. ce. par Paolo Emilio Pavolini cit. (avec quelques adaptations) dans Giorgio de Santillana, Hertha von Dechend, Moulin du Hameau. Essai sur le mythe et la structure du temps, Milan, Adelphi, VIII éd.-2000. Selon la version en prose de Gabriella Agrati et Maria Letizia Biagini (Kalevala. Mythes, sorts, héros dans la grande saga du peuple finlandais, Milan, Mondadori, 1988) les deux frÚres ont pris forme humaine aprÚs avoir été deux cygnes, ou deux colombes, séparés à la naissance.

 Kalevala, trad. ce. cit., dans moulin du hameau cit., p.  51.

Ivi.

 Dans la version Agrati-Magini de Kalevala (cit.) les deux premiers piÚges mortels auxquels Kullervo échappe apparaissent dans l'ordre inverse : d'abord Kullervo est jeté dans les flots, puis on tente de le brûler. 

 moulin du hameau cit., p. 53  Cet Ă©pisode est absent de la version en prose du Kalevala Agrati Magini cit. ; en thĂ©orie, il devrait ĂȘtre placĂ© entre la fin de la XXXI et le dĂ©but de la XXXII.

 Également partiellement reproduit dans moulin du hameau cit., p. 437 (figure 15).     

 Voir par exemple Anthony S. Mercatante, Dictionnaire universel des mythes et légendes, Rome, Newton & Compton, 2001, p. 376.

 moulin du hameau cit., pp. 134-135.

 Ivi.

 Le petit Treccani. Dictionnaire encyclopédique, vol. II, Rome, Institut de l'Encyclopédie italienne, 1995, p. 197.

 Voir Nino Giaramidaro, Du cÎté de la senia scecco, "Dialogues méditerranéens", 1er novembre 2014 : http://www.istitutoeuroarabo.it/DM/dalla-parte-dello-scecco-di-senia/.

 moulin du hameau cit., p. 1 et 130.

 Là, p. 118

 Extrait des résumés de Massimo Centini, Traditions nordiques, Milan, Xenia, 2006, et de Gianna Isnardi Chiesa, Les mythes nordiques, Milan, Longanesi, 1991.

 Eugenio Dario Lai, Pinocchio, la voie nordique, Turin, éditions Miraggi, 20, p. 60. Ce sont les mots par lesquels un berger conseille à Vainamoinen de chercher le géant enseveli.

 cit. à Mercante, Dictionnaire universel des mythes et légendes cit., p. 564.

 ED Lai, Pinocchio, la voie nordique cit., p. 28. 


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