"Méphistophélès et l'Androgyne". Le mystère de la totalité selon Mircea Eliade

Dans un essai de 1959 intitulé « Mefistofele e l'androgine. Le mystère de la totalité », transcription d'une conférence d'Eranos à l'Université de Marbourg, Mircea Eliade s'inspire du célèbre prologue du Faust de Goethe pour aborder le thème de la totalité comme une « coïncidentia oppositorum ».

di Mariachiara Valentini

Couverture : WILLIAM HENRY MARGETSON, Méphistophélès1885

Dans un essai de 1959 intitulé Méphistophélès et l'androgyne. Le mystère de la plénitude, transcription d'une des interviews d'Eranos à l'Université de Marburg, Mircea Eliade s'inspire du célèbre prologue de Faust par Goethe pour aborder le thème de la totalité comme coïncidence opposée.

à partir de Prologue au paradis en fait une sympathie mutuelle émerge entre Dieu et Méphistophélès, compréhensible si l'on tient compte du fait que pour Goethe, Méphistophélès est celui qui stimule l'activité humaine, car l'erreur et le mal sont productifs et en effet nécessaires pour conquérir la connaissance. Selon Goethe, Méphistophélès est « L'esprit qui nie, proteste, qui surtout s'arrête le flux de la vie et empêche les choses de se produire ", dont l'activité n'est donc pas dirigée contre Dieu mais contre la Vie elle-même. Et si la Vie, mouvement par excellence, est le noyau de la création divine, la tâche de Méphistophélès est de faire prévaloir l'immobilité, la mort, « car ce qui cesse de changer et de se transformer se décompose et périt » : l'objectif est réel "La mort dans la vie", ou stérilité spirituelle, qui constitue pour Goethe la véritable damnation. Et donc l'homme qui laisse périr en lui les racines de la Vie est celui qui se soumet au pouvoir de Méphistophélès, l'esprit négateur. 

L'objection évidente à cette caractérisation de Méphistophélès est de noter comment lui, tout en s'opposant au flux de la Vie, ne fait que le stimuler, démontrant au fond qu'il est un "collaborateur de Dieu", et justifie ainsi son existence même au sein du plan divin : et si nous portons notre attention sur La métaphysique immanente de Goethe on ne peut manquer de reconnaître qu'en fait le rôle de Méphistophélès ne saurait en être différent.

Eliade soutient que le thème principal dont "Sympathie Dieu-Diable" ce n'est rien mais un symbole est là coïncidence opposée, sur le thème de Nicolas Cusano (1401-1464) et résumée par lui comme "la définition la moins imparfaite de Dieu". Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans la métaphysique de la Renaissance : il suffit de souligner dans Renaissance le moment historique où l'ancien sentiment humain de totalité comme fondement, presque palpable pour les Grecs et les Romains, revient comme thème central de la réflexion philosophique, d'une manière si forte qu'il continuera d'influencer de nombreux penseurs jusqu'aux XIXe et XXe siècles. 

En passant en revue la tradition mythologique longue et géographiquement variée concernant la "consanguinité" de Dieu et du Diable, un besoin fondamental de l'âme populaire émerge, à savoir celui d'expliquer le mystère qu'est la Totalité, l'ultime paradoxe de la coïncidence des contraires, perçu comme un sentiment ancestral mais apparemment impossible à expliquer rationnellement. Au sein de cette tradition, nous trouvons une tendance intéressante, dont le thème principal est "l'impuissance de Dieu à créer ou à terminer le monde sans l'aide du Diable", souvent accompagnée de l'ignorance de Dieu sur l'origine même du Diable. Il s'agit en fait d'une tentative assez naïve d'indiquer que Dieu n'a rien à voir avec l'origine du mal : si Dieu ignore l'origine du Diable, il ne peut être responsable de l'existence du mal dans le monde. L'ingéniosité réside dans le fait que cet expédient, rendant la bonté de Dieu « totale », rend sa puissance partielle. Le fait que Dieu non seulement ne sait pas quelque chose, mais que ce quelque chose qu'il ignore est fondamental pour l'existence de la création divine en tant que telle, est la démonstration évidente d'un "moins de pouvoir » par Dieu, et donc théologiquement inacceptable car elle contredit les attributs divins.

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Eliade ressent une sorte de « symétrie » entre le prologue Goethean et le roman fantastique Séraphita d'Honoré de Balzac (1799-1850), autour du thème deandrogyne considéré comme l'image exemplaire de l'homme parfait. L'ouvrage est imprégné des théories de Emanuel Swedenborg (1688-1722), "père" du spiritisme ainsi que l'une des influences majeures du monde intellectuel européen entre les XVIIIe et XIXe siècles, dont la pensée, en plus de conquérir Balzac, eut une importance fondamentale pour le développement de la réflexion et l'expression artistique de William Blake, Samuel Taylor Coleridge, Charles Baudelaire, William Butler Yeats et par Goethe lui-même. 

Séraphita est la dernière grande création littéraire européenne qui a pour motif central le mythe de l'androgyne : le mystérieux personnage décrit par Balzac il est en fait le protagoniste d'une double histoire d'amour, avec un homme (qui le connaît comme une belle femme, Séraphita) et avec une femme (aux yeux de laquelle il se présente comme le charmant Séraphitus), et réciproque des deux. Le but de Balzac est justement d'illustrer et de commenter les théories suédoises, et l'androgyne qu'il met en scène ne semble pas appartenir à la terre, mais être presque totalement tourné vers le ciel : il ne vit que pour se purifier et aimer, et en effet il ne peut quitter la terre avant d'avoir atteint la perfection ultime, qui est la connaissance de l'amour. Et encore l'androgyne vit et agit dans le monde concret, dans la vie, où il incarne l'homme parfait, un « être total »

Rebis alchimique

Dans la seconde moitié du XIXe siècle on assiste à une dégradation et à la perte conséquente du sens métaphysique et symbolique de l'androgyne, désormais réduit à un hermaphrodite aux caractéristiques grossières: cela arrive inévitablement lorsque l'Esprit (au sens proprement hégélien) "n'est plus capable de percevoir le sens métaphysique d'un symbole". La plénitude de l'androgyne n'est plus comprise comme celle d'un être total, mais comme une « surabondance de possibilités érotiques » : le plan n'est plus spirituel, mais charnel dans le sens le plus bas du mot; nous ne sommes plus face à l'incarnation de l'union mystique des pouvoirs magico-religieux des deux sexes, mais à l'expression maximale de la décadence érotique. 

En parallèle, on doit la revalorisation de l'androgyne au romantisme allemand, grâce à la reprise de la pensée de Jacob Böhme (1575-1624), selon laquelle l'apparition des deux sexes est une conséquence directe de la première chute d'Adam, qui se détacha du monde divin et « s'imagina plongé dans la Nature, avec laquelle il se dégrada et devint terrestre ». Il est intéressant de noter, à cet égard, que les idées de Boehme ne sont pas tirées de la tradition kabbalistique mais de l'univers alchimique, dont il utilise également la terminologie : il Rebis, l'être double ou Androgyne hermétique, né de l'union du Soleil et de la Lune (ou, alchimiquement, du Soufre et du Mercure) c'est en fait un des noms de la Pierre Philosophale (il a traité abondamment et exhaustivement ce thème Carl Gustav Jung, et à cet égard nous nous référons à deux travaux fondamentaux, Psychologie et alchimie e Mysterium Coniunctionis, auquel Eliade lui-même fait abondamment référence dans son traitement).

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La tradition concernant le mythe de l'androgyne est longue et complexe, au sein de laquelle on trouve de nombreuses tentatives de concilier le mythe platonicien de l'androgyne (Platon, Symposium) De Thème biblique de la Chute, comme celle de Leone Ebreo, ou celle de Giovanni Scoto Eriugena, selon qui la division des sexes est une conséquence de la chute qui verra son réintégration définitive au moment de la réunion eschatologique du monde terrestre et du Paradis, une réunion dont le Christ est une anticipation, puisqu'avec la résurrection Il "n'était plus ni homme ni femme, bien qu'il soit né et mort homme".

On doit principalement aux sectes gnostiques chrétiennes une position éminente de l'androgyne au sein des doctrines : pour Simon Magus l'esprit primordial était arsénothélys, "homme Femme"; chez les Naassènes on trouve un renforcement de cette conception, pour laquelle l'Adam terrestre est une image de l'Homme céleste, défini précisément arsénothélys, et donc nous sommes face à un Adam androgyne. descendants d'Adam, L 'arsénothélys "Elle réside virtuellement en chaque homme" et la perfection spirituelle consiste "précisément à retrouver cette androgynie en soi". L'androgynie est également attestée dans Evangile de Thomas et Evangile selon les Egyptiens, comme caractéristique de la perfection spirituelle : selon Eliade, il s'agit d'une tentative de « décrire métanoïa, la « conversion », le renversement total des valeurs « incarnées dans la résurrection du Christ.

Implicite dans l'idée de "bisexualité universelle" comme conséquence nécessaire de l'idée de "bisexualité divine comme modèle et principe de toute existence" la perfection (donc l'Être) consiste fondamentalement dans une unité-totalité, ou dans une "coïncidence opposée"À tous les niveaux et dans tous les contextes, comme en témoignent également les nombreux rites androgynes symboliques. Pensez à Dionysos, le dieu bisexuel par excellence, à l'Aphrodite barbue vénérée à Chypre et à la Vénus chauve italique, pour rester dans le domaine restreint de la tradition occidentale. Les finalités de l'androgination rituelle sont multiples, d'abord celle d'initiation à la puberté, voire celle de coutume nuptiale chez certains peuples grecs : ce que nous voulons souligner cependant, c'est la constante pour laquelle il y a toujours une "Nouveau commencement", que ce soit la vie sexuelle, la récolte, le nouvel an ou autre. En fait, Eliade écrit :

Si l'on considère que, pour l'homme des sociétés traditionnelles, la cosmogonie représente le « commencement » par excellence, on comprend la présence de symboles cosmogoniques dans les rituels initiatiques, agricoles ou orgiaques. "Commencer" une chose, c'est être sur le point de créer cette chose, puis d'utiliser un énorme réservoir de forces sacrées. [...] Les mythes révèlent qu'à l'origine, dans illo tempore, il y avait une totalité compacte - et que cette totalité était divisée ou fracturée pour que le monde ou l'humanité puisse naître.

Toute la tradition de l'androgynie révèle une profonde insatisfaction face à la "condition humaine", qui se présente évidemment comme une déchirure, une division d'une nature inconnaissable. L'homme est conscient de cette lacération au point de tenter par tous les moyens un retour à ce qu'il sait être la condition primordiale. En ce sens, nous pouvons mieux comprendre le sens de la Chute, qui avant d'être compris au sens judéo-chrétien doit être compris comme la perte définitive de l'état originel de totalité. Eliade compare ce sentiment originel à la nostalgie d'un Paradis perdu, "d'un état paradoxal où les contraires coexistent sans s'opposer". EST le désir de coïncidence opposée, est ce qui force, enchaîne presque l'homme à concevoir les contraires comme des aspects complémentaires d'une même réalité. Et c'est précisément cette tension titanesque qui guide encore la réflexion d'intellectuels comme Goethe ou Balzac. 

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A propos de la Faust de Goethe, nous voudrions ajouter une petite réflexion : Méphistophélès n'est rien d'autre qu'un témoignage concret de la présence du divin dans le monde de l'humain. Le fait que son œuvre soit connue directement de l'homme fait connaître indirectement la puissance divine : ainsi Faust, témoin de l'œuvre du Diable, est en réalité un témoin de l'œuvre de Dieu, qui a permis à Méphistophélès de tenter l'homme. Le paradoxe est que précisément à travers l'explication du mal, Faust connaît, bien que douloureusement, le bien qu'il a perdu pour l'éternité. La quête de Faust, visant avant tout à atteindre le coïncidence opposée déjà dans cette vie, cela se transforme tragiquement en une scission insoluble. 

Il est intéressant de noter comment précisément au XIXe siècle la figure du Diable et celle de l'Androgyne se confondent dans la pensée de Éliphas Lévi (1810-1875), vraisemblablement compté par Eliade parmi les expressions de la décadence du mythe de l'androgyne. Dans le travail Dogme et rituel de Haute Magie il contient la célèbre illustration de Baphomet fait par Lévi lui-même, et en fait représenté comme un androgyne à tête de chèvre. Au-delà de la symbologie spécifique des traits qui composent cette figure, nous voudrions souligner comment le Baphomet païen a été associé à la figure de Satan au fil du temps, et comment cette association progressive s'est accompagnée d'une assomption progressive parallèle du caractère androgyne. . Si nous nous référons au Baphomet de Lévi comme la forme "définitive" de cette figure, nous ne pouvons absolument pas omettre un détail particulier : les deux bras de Baphomet, le droit pointant vers le haut et le gauche pointant vers le bas, portent respectivement les inscriptions Nous résolvons e Coagule, la formule alchimique par excellence, témoignant du fait que nous sommes confrontés à une nouvelle transformation d'un seul symbole : le Rebis.

Le Baphomet d'Eliphas Lévi

Enfin, une dernière considération doit être faite concernant la "consanguinité Dieu-Diable", cette fois avec une référence particulière à l'Empire romain. Dans son Énéide, Virgile fait parler Junon d'une manière particulière (livre VII v. 312) :

Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo !

En effet, la déesse, après avoir essayé par tous les moyens d'arrêter Enée, avoue qu'elle n'est pas capable de le faire de ses propres forces, mais en même temps elle est consciente qu'elle n'a pas les autres Olympiens de son côté, qui s'était déjà opposé à son intention; pour cette raison Junon décide de se tourner vers les Enfers, s'exclamant : "Si je ne peux pas plier les pouvoirs d'en haut, je déplacerai ceux de l'Achéron". Virgile écrit superos, pas des "dieux" ou des "olympiens", car les divinités des enfers ne sont pas inférieures en puissance aux divinités olympiques dont Junon elle-même fait partie : la vie et la mort, le bien et le mal, sont au même niveau, ce qui signifie que sont des contraires impliqués dialectiquement, entre contradiction et complémentarité

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